THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

     Quelque temps après cependant, il y eut un nouveau remue-ménage dans le hameau. La route disparaissait sous un nuage de poussière, formé par les allées et venues de tous les gens des environs. Un grand personnage, le gouverneur de la province, était attendu, et on racontait sur lui les choses les plus merveilleuses.

     « Il voyage dans un carrosse d'or avec douze chevaux, disait l'un. 
— Il est habillé de la tête aux pieds de drap d'argent, disait l'autre.

— Il porte une couronne de diamants, » avançait un troisième.

     Chacun enfin mentionnait les plus belles choses dont il avait entendu parler ou qu'il pouvait imaginer.

     Les petits enfants avaient aussi leurs idées, et ils étaient persuadés que ce grand personnage, ce prince, ce roi, comme ils disaient, était muni d'un havresac plein de jouets et de bonbons, qu'il devait jeter sur la route afin qu'ils les ramassassent. Cette rumeur atteignit les oreilles de Matti, qui déclara que lui aussi voulait aller au-devant du prince. C'est qu'il était très volontaire, le petit homme ; de plus, il savait bien qu'il était le chéri de son grand-père et de sa grand-mère, qui ne savaient rien lui refuser : il usait et abusait même de cette faiblesse pour leur faire faire toutes ses volontés.

     « Comment veux-tu y aller ? demanda la bonne Brig. Te prêterai-je encore mon cotillon? ajouta-t-elle malicieusement.

— Je ne veux plus de cotillon ! s'écria Matti avec colère et en devenant aussi rouge qu'un homard, au souvenir de ses aventures. Je ne porterai jamais de ma vie un cotillon ! J'irai avec les culottes du grand-père.

— Suis-moi au grenier, dit le grand-père ; nous verrons comment t'iront mes culottes. »

     Quelle joie pour Matti ! Il courut comme un chat, et grimpa à l'échelle qui conduisait au grenier avec tant d'agilité que le pauvre grandpère aveugle avait grand'peine à le suivre. Ils arrivèrent tous deux auprès d'un grand coffre peint en vert qui se trouvait cans un coin, sous le toit. Matti avait toujours eu un grand respect pour ce coffre et s'était toujours contenté de le regarder de loin, chaque fois qu'il était monté au grenier pour voir si une souris s'était laissé prendre dans la souricière.

     La première chose qui frappa les yeux du petit garçon quand le grand-père eut levé le couvercle du coffre, ce fut un grand sabre avec un fourreau neuf tout reluisant. 

« C'est pour moi ? s'écria-t-il.

— Tiens-le toujours pendant que je cherche l'uniforme, » dit le grand-père en tâtonnant au fond du coffre.

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Matti prit le sabre.

Matti prit le sabre. Il était si lourd que c'est à peine s'il pouvait le soulever.

     Grand-père caressa doucement la joue du petit garçon : « Quand tu seras un homme, lui dit-il, peut-être en effet auras-tu à porter une épée et à la tirer pour la défense de ton pays. Le feras-tu avec joie ?

— Oui, dit Matti, se redressant, et je couperai la tête à tous les ennemis !

— Oh ! dit le grand-père en riant, cela dépendra de leur nombre.

— Oui, je la couperai, reprit le petit garçon, et aussi celle des loups, des faucons, et même celle des orties qui piquent grand-mère quand elle fait des fagots. Je couperai la tête de tous ceux qui veulent faire du mal à grand-père ou à grand-mère. Oui, et je couperai aussi la tête de tous ceux qui m'appelleront une fille !

— Il ne faut pas être si sanguinaire, petit Matti, dit le père Matthieu en riant. Mais, ajouta-t-il en fouillant de nouveau dans le coffre, maintenant que nous avons les culottes, il faut que nous ayons l'habit, je suppose.

— Oui, grand-père ; et le chapeau aussi.

— Avez-vous encore d'autres ordres à me donner, Monsieur ? dit le père Matthieu d'un air de cérémonie.

— Non, grand-père, dit Matti, riant du ton qu'avait pris le brave homme.

— Eh bien, reprit le père Matthieu, vous aurez toutes ces choses à une condition, Monsieur Matti, c'est que vous n'irez pas plus loin que la porte de la maison quand viendra le prince, et que vous le regarderez passer de là tout tranquillement. »

     Matti promit à son grand-père tout ce qu'il voulait.

     Tous deux étaient à peine descendus du grenier, qu'un grand mouvement se produisit sur la route. Un cavalier arrivait ventre à terre, criant à tous les gens du village, réunis pour attendre le grand personnage annoncé : « Place ! place ! Rangez-vous à droite ! rangez-vous à gauche ! Voici le gouverneur ! Place à Son Excellence le gouverneur ! »

     Et tout en parlant il lançait son cheval, tantôt d'un côté de la route, tantôt de l'autre, de manière que la chaussée restât libre.

     Chacun s'empressait d'obéir ; mais comme chacun en même temps voulait voir le prince, les uns grimpaient sur les talus qui bordaient le chemin, les autres sur les barrières ou sur les arbres, se hâtant, se bousculant.

     Dans la chaumière on était aussi très affairé. Le grand-père et la grand-mère se dépêchaient d'aider Matti à revêtir les habits qui venaient d'être tirés du coffre. Les culottes grises à bandes bleues étaient si vastes que Matti eût facilement disparu dans une des jambes.

     De plus, ces jambes étaient si longues qu'il avait fallu les relever de plus de moitié à l'aide d'un énorme rempli.

     Quant à l'habit, il semblait avoir été taillé pour un géant ; lorsqu'on y eut fait entrer Matti, on eut toutes les peines du monde à le retrouver dedans.

     « Il ne pourra jamais marcher, disait la bonne grand-mère, en s'efforçant de rattacher avec des épingles les pans et les manches qui traînaient sur le plancher. »

     Matti, du reste, trouvait tous ces arrangements inutiles, et peu lui importait que ses habits l'embarrassassent ou qu'il disparût dedans, pourvu qu'il eût une culotte.

     On lui mit sur la tête un bonnet de soldat, un bonnet à poil, terminé par une énorme houppette, ressemblant à une queue de cheval. Il serait tombé jusqu'aux épaules du petit homme et aurait entièrement caché sa figure, si on n'avait eu la précaution de le remplir de foin.

     Pour finir, on lui ajusta l'épée autour de la taille, et le petit chevalier fut prêt.

     Jamais aucun héros, revenant victorieux de la bataille, ne fut aussi glorieux que Matti quand il se vit dans cet attirail guerrier. Toute sa petite personne se perdait dans ces vastes vêtements comme un poisson dans l'Océan. C'est à peine si le grand-père et la grand-mère, entre le haut collet de l'habit et le bord de son bonnet à poils, entrevoyaient une petite portion de ses yeux bleus et de ses joues roses, ainsi que le petit bout de son petit nez retroussé. Quant le petit bonhomme se mit en marche, on entendit l'épée sonner sur les cailloux du chemin pendant qu'il s'avançait bravement sous le fardeau. Les épingles s'étaient détachées, laissant les manches et les pans de l'habit aller à l'aventure, pendant que le bonnet, qui ne tenait sur le chef du petit personnage que par un miracle d'équilibre, se balançait de droite et de gauche, ayant l'air de se demander de quel côté il se déciderait à choir.

     Mais rien n'arrêtait Matti, qui continuait à s'avancer vers la barrière de la maisonnette, d'où l'on découvrait parfaitement le milieu de la chaussée, et d'où l'on avait même toute chance pour être aperçu, car elle était plus élevée que la route.

     Depuis longtemps le vieux couple n'avait ri comme il riait alors. Le grand-père, qui ne pouvait pas voir le petit garçon, avait tourné trois fois autour de lui, en le tâtant, pour se rendre compte de l'effet qu'il pouvait produire.

« Quelle est cette singulière petite figure portant l'uniforme du régiment de Viborg ? » demanda le prince, riant de si bon cœur que le carrosse en tremblait.
 

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Il se tenait aussi droit que possible.

     Et il désignait Matti, qui avait repris sa position de soldat au port d'armes, et ne pensait qu'à une chose : c'était à se tenir aussi droit et aussi raide que possible, afin de ne rien perdre des avantages de sa taille, et qui avait toujours le revers de la main droite au front.

     Le grand maître des cérémonies s'avança vers le carrosse du prince. Pendant que celui-ci, de plus en plus amusé par la tenue sérieuse de l'enfant, continuait à rire de tout son cœur, le grand maître lui expliqua que ce petit homme était un orphelin, qu'il vivait avec son grand-père, un vieux brave aveugle, du nom de Matthieu Hug.

     Il donna ces renseignements avec l'air du mépris qu'un seigneur de son importance devait avoir, pensait-il, en parlant de si infimes personnages. Aussi sa surprise fut-elle grande quand il vit que, loin de partager ces sentiments, le prince paraissait fortement ému. En entendant le nom de Hug, il sortit immédiatement du carrosse et se dirigea vers la chaumière. Grand-mère, en voyant entrer ce grand personnage, fut tellement abasourdie qu'elle fit un bond sur sa chaise ; mais grand-père, peut-être parce qu'il ne pouvait le voir, avait plus de courage, et, se levant avec politesse, il montra du doigt à l'étranger la place où il savait qu'était le banc.

     « Que la paix soit avec vous, braves gens ! dit le prince en pressant vivement dans les siennes les mains des deux vieillards. Il me semble que je te connais, mon vieux, ajouta-t-il en fixant les yeux sur le grand-père. N'es-tu pas Hug, numéro trente-neuf de ma compagnie ?

— Mon général ! répondit le grand-père, qui avait reconnu la voix.

— Général aujourd'hui, mais autrefois ton capitaine. Dieu soit loué ! je te trouve à la fin ! Ne te souviens-tu donc plus que tu m'as sauvé la vie en m'emportant du champ de bataille sur tes épaules, un jour que j'étais blessé et prêt à tomber entre les mains des ennemis ? Si tu l'as oublié, je ne l'ai pas oublié, moi ! Depuis la paix, je n'ai plus entendu parler de toi ; je t'ai fait chercher partout, et à la fin je t'ai cru mort.

     Maintenant que je t'ai trouvé, sois tranquille : tu ne manqueras plus de rien, ni ta femme, ni ton petit garçon, - un brave petit garçon ! »

     En parlant ainsi, il prit Matti dans ses bras et l'embrassa si énergiquement sur les deux joues, que le bonnet à poil tomba à terre, découvrant la petite tête frisée du petit homme.

     « Laissez-moi ! laissez-moi ! criait Matti, qui, ne comprenant rien à ce qui se passait, se débattait de toutes ses forces. Voilà que vous avez fait tomber mon chapeau, et grand-père ne sera pas content.

— Fi ! fi ! Matti ! disait la mère Brig, tâchant de faire taire l'enfant et avec force révérences au grand personnage, fi ! n'as-tu pas hont de parler ainsi à Monseigneur ?

     « Il ne sait ce qu'il dit ; c'est un enfant, continua-t-elle en s'adressant au gouverneur et en multipliant ses génuflexions ; Monseigneur lui pardonnera. Pauvre petit ! il n'est pas accoutumé à voir du monde.

— Je donnerai à grand-père un plus beau chapeau, dit le gouverneur à l'enfant, et il ne te grondera pas si celui-ci est abîmé. — Et vous, bonne femme, soyez tranquille ; j'aime les enfants qui ont de la vivacité ; celui-ci me plaît, et son petit accès de colère ne saurait m'offenser. - Écoute, Matti! aimerais-tu à être un jour soldat, comme ton grand-père ?

— Grand-père a dit que j'en deviendrais un quand je serai grand ; et puisque grand-père l'a dit.

— C'est bien ; je suis sûr que tu ne manqueras pas de courage.

— J'aurai toujours du courage quand j'aurai des culottes : on a toujours du courage avec des culottes ; mais quand on a un cotillon... » La grand-mère fut obligée d'expliquer au gouverneur ce que signifiaient ces mots. -

« Eh bien ! dit celui-ci après avoir ri de l'aventure, j'aurai soin que tu aies toujours des culottes. — Es-tu fort, mon petit homme ? » ajouta-t-il.

     Pour toute réponse, l'enfant saisit un des doigts du gentilhomme et le serra de toute sa force.

     « Bon ! bon ! dit celui-ci en souriant. — Eh bien ! puisque tu es fort et que tu veux être soldat, nous te mettrons dans une école où tu auras un bel habit comme celui-ci, une épée comme celle-là, — mais un peu moins grande pour commencer, — et où tu apprendras à devenir un brave défenseur de ton pays.

« En attendant, je t'emmènerai avec moi, et tu auras tous les jours du pain blanc et du lait, et, quand tu seras sage, des gâteaux et des bonbons. Cela te va-t-il ?
 

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« Que la paix soit avec vous, braves gens ! »

— Et aurai-je aussi un cheval pour monter dessus ?

— Bien sûr. »

     Matti demeura quelques instants pensif ; ses yeux allaient de l'étranger à son grand-père, de son grand-père à sa grand-mère, et de sa grand-mère retournaient à l'étranger.

     À la fin il alla se jeter dans les jambes de son grand-père.

« Je veux rester avec grand-père, déclara-t-il.

— Mais, mon cher garçon, dit le vieux soldat, en restant avec nous, tu n'auras jamais que du pain dur et des harengs à manger. Tu ne boiras que de l'eau. N'entends-tu donc pas que le prince t'offre tous les jours du pain blanc et du lait ainsi que d'autres bonnes choses ? De plus, tu auras un cheval pour te promener.

— Je veux rester avec grand-père et avec grand-mère, répéta l'enfant, criant et se frottant les yeux, dont les larmes étaient prêtes à s'échapper.

— Tu es un bon garçon, dit le gouverneur ému et en caressant ses rondes petites joues. Reste avec ton grand-père et ta grand-mère : j'aurai soin de vous tous. Plus tard, si le pays avait besoin de toi, je suis sûr que tu serais prêt à te dévouer. Jusque-là, demeure avec tes parents ; tu obéiras ainsi au commandement de Dieu qui dit : « Honore ton père et ta mère, et je te donnerai une longue vie sur « la terre. »

— C'est justement ce qui est imprimé dans le livre que grand-mère lit le dimanche, dit Matti.

— Oui, et cela devrait être imprimé dans tous les cœurs ! »

FIN
 
 



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