LA SOIREE COURTEPINCE
de Lemercier DE NEUVILLE,
dessins de Jean Kerhor
domaine public.
http://www.archive.org/stream/ombreschinoisesd00lemeuoft#page/n5/mode/2up
DÉCOR :
Un salon moderne.
COSTUMES :
Courtepince, en habit noir.
Sophie, toilette de soirée,
Amédée, en livrée.
Le Reporter en habit noir.
PIÈCE EN UN ACTE
PERSONNAGES :
MONSIEUR COURTEPINCE.
SOPHIE COURTEPINCE, sa femme.
AMÉDÉE, domestique.
Un Reporter.
SCÈNE PREMIÈRE
COURTEPINCE, puis SOPHIE.
COURTEPINCE. - Es-tu prête, Sophie, il est neuf heures, on ne va pas tarder à venir.
SOPHIE, entrant. - Oui, mon ami, me voici ! Comment me trouves-tu ? Suis-je bien habillée ?
COURTEPINCE. - Tu dois être bien habillée, c'est moi qui ai choisi ta toilette. Permets que je l'examine.... Très bien ! mais très bien !
SOPHIE. - Allons, tant mieux ! Du moment que tu es satisfait, je suis heureuse. Ah ! puisque j'y pense, et que nous avons un moment, explique-moi ce que veut dire cette réception ouverte que nous donnons ce soir. Qu'est-ce que c'est qu'une réception ouverte ?
COURTEPINCE. - Au fait ! tu m'y fais penser. Il est très important que tu sois au courant. Voici : Tu sais d'où vient notre fortune ? Toute de mon travail. J'ai acheté pour rien, pour un morceau de pain, car l'inventeur était très bas, le brevet des cure-dents à musique. Le besoin ne s'en faisait pas absolument sentir, mais j'ai su naviguer, j'ai lancé l'affaire, j'en ai tiré tout ce que j'ai pu, les résultats ont été assez satisfaisants, pour que je puisse la revendre très cher. Après fortune faite, et maintenant que je suis riche, je veux me reposer et faire danser mes écus.
SOPHIE. - Sans les gaspiller.
COURTEPINCE. - Sans les gaspiller, je crois bien. Un ancien commerçant est toujours commerçant ; ses prodigalités sont de l'épargne ; et alors, comme commerçant, mon devoir est de faire aller le commerce. De là, cette fête.
SOPHIE. - Oui, je comprends ! Mais ce n'est pas tout que de donner une fête, il faut encore avoir des relations, et les cure-dents à musique ne nous ont guère mis en rapport qu'avec les limonadiers et les restaurateurs.
COURTEPINCE. - C'est déjà quelque chose.
SOPHIE. - Oui, mais ce n'est pas suffisant pour garnir un salon.
COURTEPINCE. - Eh bien, j'ai fait comme dans les ministères ; j'ai fait mettre dans le journal que je donnais une réception ouverte et tout à l'heure, la foule va affluer dans nos salons.
SOPHIE. - Espérons-le. ! Mais que dirai-je à tous ces visiteurs quand ils se présenteront ?
COURTEPINCE. - Rien. Tu salueras en souriant. J'en ferai autant. On passera au buffet et on dira : « Ces Courtepince sont charmants, en voilà qui savent employer leur fortune. » Maintenant, tiens-toi à l'entrée du grand salon, je vais te retrouver et envoie-moi Amédée, j'ai quelques ordres à lui donner.
SOPHIE. - J'y vais mon ami. (Elle sort.)
SCÈNE II.
COURTEPINCE, puis AMÉDÉE.
COURTEPINCE. - Cette réception ouverte est un trait de génie ! Jusqu'alors aucun particulier n'avait osé imiter cette nouvelle façon d'agir des hommes en place, on se cantonnait dans ses relations, c'était stupide, rétrograde ! Moi, j'ai osé rompre avec ces vieilles coutumes et je suis certain que mon audace aura des imitateurs. Ah ! te voilà, Amédée.
AMÉDÉE, entrant. - Vous m'avez fait appeler?
COURTEPINCE. - Oui. Il faudra chauffer le calorifère. Il fait un froid de Loup, ici.
AMÉDÉE. - C'est sans doute parce que les fenêtres sont ouvertes.
COURTEPINCE. - Comment ! Ouvertes ! Pourquoi ouvertes ?
AMÉDÉE. - Dame ! Vous m'avez dit que la Réception devait être ouverte, j'ai ouvert les fenêtres.
COURTEPINCE. - Imbécile ! Tu vas me fermer ça tout de suite. Et le buffet ?
AMÉDÉE. - Est bien garni. Les maîtres-d'hôtel sont à leur poste.
COURTEPINCE. - Il n'est venu personne encore ?
AMÉDÉE. - Si, il y a beaucoup de cochers à la cuisine, qui commencent à manger.
COURTEPINCE. - Mais leurs maîtres ? Ma femme les reçoit ?
AMÉDÉE. - Non, monsieur. Ils n'avaient pas de maîtres. Ce sont les cochers de la station d'en face, je les ai fait entrer. Vous m'avez dit de faire entrer tout le monde.
COURTEPINCE. - Imbécile ! Je vais aller mettre ordre à cela. Ferme les fenêtres et tiens toi à ma disposition. (Il sort.)
SCÈNE III.
AMÉDÉE, puis COURTEPINCE.
AMÉDÉE. - Singulière idée qu'a eue mon maître. Mais ça ne me regarde pas ! Avec tout ça, personne ne vient ! Ah bien, si toutes les provisions que nous avons achetées nous restent sur le dos, nous en avons pour quinze jours à manger des gâteaux à la cuisine.
COURTEPINCE, entrant vivement. - Amédée ! Amédée !
AMÉDÉE. - Je suis là, Monsieur.
COURTEPINCE. - Vite ! Vite ! Passe des gâteaux et du punch !
AMÉDÉE. - A qui ? On n'est pas encore arrivé.
COURTEPINCE. - Ça ne fait rien ! Offres-en aux musiciens, ça leur donnera du courage.
AMÉDÉE. - C'est une bonne idée.
COURTEPINCE. - Je ne demande pas ton avis. Va donc !
AMÉDÉE. - Oui, Monsieur. (Il sort.)
SCÈNE IV.
COURTEPINCE, puis LE REPORTER.
COURTEPINCE. - On vient si tard maintenant dans le monde ! Et puis je sais qu'il y a ce soir deux bals au faubourg Saint-Germain, un concert chez la baronne Vatfer-Lanlaire et la Comédie aux Mirlitons, tout le monde viendra à la fois. Ah ! voici quelqu'un. Il n'y a que le premier invité qui coûte !
LE REPORTER. - Monsieur !... Monsieur Courtepince, sans doute ?
COURTEPINCE. - Moi-même ! A qui ai-je l'honneur de parler ?
LE REPORTER, chantant.
Air : Final des Lanciers.
J' suis le reporter
Du grand journal
L’Informateur
L'approbateur
Supérieur
Des pièces de tous les auteurs.
J' connais les acteurs,
Les amateurs,
Les régisseurs,
Les inspecteurs,
Les directeurs
Et les souffleurs !
COURTEPINCE. - Parlez, Monsieur, je vous écoute.
LE REPORTER. - Je sollicite de vous la faveur d'une interview.
COURTEPINCE. - Une interview ?
LE REPORTER. - Oui ! Je désirerais vous interviewer.
COURTEPINCE, s'inclinant sans comprendre, à part. - Que va-t-il me faire ?
LE REPORTER. - Vous donnez une réception ouverte, Monsieur, c'est une innovation, aurez-vous beaucoup de monde ?
COURTEPINCE. - Mes salons seront pleins, mais on vient si tard.
LE REPORTER. - Aurez-vous quelques personnages célèbres que je puisse citer ?
COURTEPINCE. - Je les aurai tous, s'ils viennent.
LE REPORTER. - Très bien ! Maintenant permettez ! Quel âge avez-vous ?
COURTEPINCE. - Mais, Monsieur... Enfin, je touche à la cinquantaine.
LE REPORTER. - Parfait ! Vous avez été vacciné ?
COURTEPINCE, à part. - Ah ça ! est-ce qu'il me croit enragé ? (Haut.) Oui, Monsieur, mais pas par Monsieur Pasteur.
LE REPORTER. - Je vous remercie.
COURTEPINCE. - Pardon, Monsieur, mais je ne m'explique pas bien le but de ces questions qui touchent à la vie privée.
LE REPORTER. - C'est pour mon journal, Monsieur, le mieux informé de Paris et qui prend toujours ses renseignements à la source même.
COURTEPINCE. - Ah ! Très bien ! Alors vous pouvez ajouter que des artistes de talent vont se faire entendre. Je vous en prie, ne partez pas. Permettez-moi de vous placer moi-même, Monsieur, venez avec moi. (Ils sortent. Musique dans la coulisse.)
SCÈNE V.
COURTEPINCE, seul.
COURTEPINCE, dans la coulisse. - Charmant ! Charmant ! Bravo ! Tout le monde est satisfait ! Bravo ! Bravo ! (Entrant.) Dix heures et demie et personne encore ! J'ai placé le reporter au buffet. Il mange, il adore le Champagne. Il me fera un article soigné ! Mais, sapristi ! on tarde bien à venir ! Enfin, je vais toujours faire continuer le concert. (Il s'approche de la coulisse et parle aux musiciens.) Allons, Messieurs, enchaînons ! enchaînons ! (Il sort. Musique dans la coulisse.)
SCÈNE VI.
COURTEPINCE, seul.
COURTEPINCE, dans la coulisse. - Charmant ! Charmant ! Délicieux ! (Rentrant en scène.) Et personne, personne n'est venu que le reporter ! Maintenant il ne veut plus s'en aller ! Onze heures et demie ! C'est bien tard pour venir en soirée ; c'est l'heure où partout l'on en sort. Si j'avais du monde, je ferais danser. Au fait, je vais faire jouer l'orchestre. (À la coulisse.) Monsieur ! Monsieur le chef d'orchestre, une valse ! Oui, une valse ! (Valse en sourdine.) Eh ! Parbleu ! J'ai laissé ma pauvre femme debout à l'entrée du grand salon, attendant toujours des visiteurs, elle ne sera pas fâchée de faire un tour de valse avec moi. Qui sait ? En voyant nos ombres tourbillonner derrière les rideaux, ça donnera peut-être envie de monter. (Appelant.) Sophie ! Sophie !
SCÈNE VII.
COURTEPINCE, SOPHIE.
SOPHIE. - Tu m'a appelée, mon ami ?
COURTEPINCE. - Oui ! Un tour de valse, veux-tu ? Comme autrefois.
SOPHIE. - Je veux bien ! (Ils valsent.)
COURTEPINCE. - Tu es toujours aussi légère.
SOPHIE. - Tu trouves ?
COURTEPINCE. - Oui, tiens, regarde dans la glace, on nous donnerait vingt ans.
SOPHIE. - De moins ! Quel dommage que notre fête soit manquée ?
COURTEPINCE. - Nous en donnerons une autre et je te réponds qu'elle réussira.
SOPHIE. - Tu crois ?
COURTEPINCE. - J'en suis sûr ! Ouf ! Respirons un peu, veux-tu ? (La valse cesse.)
SOPHIE. - Ah ! Tu n'as plus tes bonnes jambes d'autrefois !
COURTEPINCE. - Si ! Mais j'ai trop de ventre, je suis tout de suite essoufflé.
SOPHIE. - Il va falloir renvoyer tous ces musiciens.
COURTEPINCE. - Pas encore. Je les ai payés, il faut que je les use.
SOPHIE. - C'est juste !
COURTEPINCE. - Tiens ! Je vais leur demander une polka.
SOPHIE. - Une polka, je veux bien.
COURTEPINCE, à la coulisse. - Monsieur le chef d'orchestre, une polka, je vous prie. (On joue une polka.) Dansons ! Dis ?
SOPHIE. - Tu vas te fatiguer.
COURTEPINCE. - Non ! Non ! (Ils polkent.) Je leur demanderais bien la matchiche, mais je ne sais pas la danser.
SOPHIE. - Ni moi non plus ! Eh bien, restons-en là.
COURTEPINCE. - À ton tour, tu es fatiguée.
SOPHIE. - Oui, je ne serais pas fâchée de me reposer.
COURTEPINCE. - Du reste, il ne viendra plus personne maintenant, la fête est terminée. Je vais renvoyer les artistes. (À la coulisse.) Messieurs, je vous remercie, vous pouvez vous retirer.
SOPHIE. - Si tu le permets, je vais en faire autant.
COURTEPINCE. - Va donc, ma chère amie, tu dois avoir besoin de repos et envoie moi Amédée pour que je lui donne mes ordres.
(Sophie sort.)
SCÈNE VIII.
COURTEPINCE, AMÉDÉE.
AMÉDÉE. - Monsieur a besoin de moi ?
COURTEPINCE. - Oui. Tout le monde doit être parti ?
AMÉDÉE. - C'est-à-dire qu'on n'est pas encore venu.
COURTEPINCE. - Je ne te parle pas de ça. Tu vas éteindre toutes les bougies et fermer les portes. La fête est terminée.
AMÉDÉE. - Bien, Monsieur.
COURTEPINCE. - Tu souperas si tu veux, avant de te coucher.
AMÉDÉE. - Oh ! Monsieur, il y a de quoi.
COURTEPINCE.- C'est bon ! Fais ce que je t'ai dit. Voyons ! Il ne faut pas que j'oublie mon reporter. S'il a continué à boire du Champagne, comme il a commencé, il doit être sous la table. Mais quel article j'aurai demain dans son journal ! (Il sort.)
SCÈNE IX.
AMÉDÉE. - Voilà ce qu'on appelle une réception ouverte ! Je ne m'étais pas imaginé cela ; c'est cocasse tout de même ! Une soirée où il n'y a personne. On ne sait plus qu'inventer maintenant pour dépenser son argent ! Je l'avais bien dit : nous allons nous nourrir de gâteaux pendant quinze jours.
SCÈNE X.
AMÉDÉE, LE REPORTER.
LE REPORTER. - Mon ami, mon ami, où donc est Monsieur Courtepince ?
AMÉDÉE. - Il vient de se coucher, la fête est terminée.
LE REPORTER. - Vraiment ? Déjà ! Elle a été charmante ! Les petits fours, charmants ! Et le Champagne délicieux ! Dites bien à Monsieur Courtepince que je lui ferai un article aussi soigné que sa soirée. Allons ! par où s'en va-t-on ?... Par là ?... Bonsoir mon garçon ! (Il sort.)
AMÉDÉE. - Bonjour Monsieur.
(Rideau.)
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