THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

L'ENLÈVEMENT  DU  KANCHIL

saynète élaborée par Nicolas AUBERT à partir du conte Le Trompeur trompé

dans Contes et légendes de Chine de Gisèle Vallerey, aux éditions Nathan.

le 23 décembre 2021
 

domaine public

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Dame éléphant par Nicolas AUBERT, libre de droits.
 

NARRATEUR. - Autrefois, le Seigneur Grandes-Défenses et son épouse, Dame-Grande, étaient les maîtres de la forêt claire et de la forêt profonde. (On voit passer deux éléphants). Ils vivaient dans un ancien temple oublié que les singes leur avaient aménagé de façon tout à fait confortable. Rien n’y manquait : ni les grands palmiers pour faire de l’ombre, ni les arbres à fruits qui donnaient une nourriture excellente, ni même une jolie petite source qui leur apportait une eau bien fraîche.
 

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Monsieur éléphant, par Nicolas AUBERT, libre de droits.

 

     Dame-Grande et son mari, le Seigneur Grandes-Défenses, deux magnifiques éléphants, étaient aimés, estimés et respectés par tous les animaux de la jungle.
 

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Chez les éléphants, décor de Nicolas AUBERT, libre de droits.
Pour le jeu dans la forêt, on placera un végétal de chaque côté de l'écran.

 

     Seulement, un jour, Dame-Grande est tombée malade. Il faut croire qu’elle avait mangé trop de mangues vertes. Une semaine est passée, puis une autre, et encore une autre, sans lui apporter d’amélioration.

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https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Babouin.svg?uselang=fr
Singe-Sage, image libre de droits sous licence wikimenia commons.
 

     On la voyait se traîner parmi les herbes et quand elle avait donné deux ou trois petits coups de trompe pour se faire de l’air, c’était le bout du monde.
 

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https://commons.wikimedia.org/wiki/File:ChaffinchSilhouette.jpg?uselang=fr
Oiseau-du-Ciel, image libre de droits sous licence Wikimedia commons.
 

     Le Seigneur Grandes-Défenses, son mari, avait en vain appelé auprès d’elle les guérisseurs les plus savants de la jungle, comme Oiseau-du-Ciel, Singe-Sage ou le Grand-Père Ours, mais le mal avait résisté à leurs bons conseils.
 

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https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Silhouette_of_a_Bear.svg?uselang=fr
Grand-Père Ours, image libre de droits sous licence Wikimedia commons.
 

     Un jour un vieux Crocodile, dont les années avaient rendu les écailles presque blanches, est venu se reposer un peu à l’entrée du domaine de nos deux éléphants.
 

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Crocodile, image libre de droits.


CROCODILE. - Il y a du vent aujourd’hui ! On dirait bien qu’il va pleuvoir.
 

DAME-GRANDE. - (Elle gémit). Ouhouhouhouhouhouhou !...
 

CROCODILE. - Est-ce qu’il y a quelqu’un de malade ici ? J’entends des gémissements...

DAME-GRANDE. - Hélas !

 

GRANDES-DÉFENSES. - Ma femme ne peut se remettre d’un repas un peu copieux qu’elle a fait de mangues vertes.
 

CROCODILE. - Ah ! Ah ! Une indigestion ! Je vois cela. Mais c’est la chose du monde la plus facile à guérir. Depuis quand date le mal ?
 

GRANDES-DÉFENSES. - Depuis dix soleils.

 

CROCODILE. - C’est on ne peut mieux. Il est préférable que la maladie soit déjà un peu ancienne, car ainsi elle s’est « usée » elle-même ! Mais maintenant, il faut soigner cela avec vigueur. Je ne vous demande pas si vous avez vu Oiseau-du-Ciel !...

GRANDES-DÉFENSES. - Nous l’avons fait venir tout de suite.


CROCODILE. - Et Singe-Sage, le bien nommé ?

GRANDES-DÉFENSES. - Évidemment ! Il m'a demandé de me mettre derrière mon épouse et de lui souffler dans le... dans le... Enfin, vous voyez ce que je veux dire...

CROCODILE. - Ah, peut-être pensait-il que souffler là où on sait lui déboucherait le système. J'aurais plutôt peur de tout repousser à l'intérieur. Au fait, avez-vous consulté  Grand-Père Ours ?…
 

GRANDES-DÉFENSES. - Il sort d’ici.
 

CROCODILE. - Ce sont des ignorants ! et ils retireraient le mouvement aux trompes les mieux portantes, à plus forte raison aux malades. Voulez-vous en croire mon expérience ?…
 

GRANDES-DÉFENSES. - Il ne nous reste plus que cela à faire !
 

CROCODILE. - Eh bien ! je vous aiderai. Et je vous le dis : la seule façon de guérir Dame-Grande, c’est de lui faire manger le cœur du Kanchil.
 

GRANDES-DÉFENSES. - Le cœur du Kanchil ?
 

CROCODILE. - Parfaitement, le cœur du Kanchil. Vous le dessécherez bien au soleil jusqu’à ce qu’il ait pris une jolie couleur noirâtre et vous le mangerez par petits morceaux. Tant que vous n’aurez pas trouvé le cœur du Kanchil en question, interdiction de manger quoi que ce soit ! (à part) Et moi, je serai débarrassé du Kanchil, eh, eh, eh… (Haut) Faites ce que je vous dis et vous vous en trouverez bien. (Le vieux Crocodile quitte l’écran).
 

GRANDES-DÉFENSES, à son épouse. - Il me semble que son remède doit être efficace : je n’en ai jamais entendu parler, et les choses extraordinaires sont toujours bonnes. Mais je me demande où trouver ce cœur de Kanchil.
 

DAME-GRANDE. - Je n’en sais rien !
 

GRANDES-DÉFENSES. - Tu sais, le Kanchil est comme tout le monde : il doit boire quand il a soif. Je vais monter la garde près du grand fleuve.
 

DAME-GRANDE. - Je te souhaite de réussir.
 

NARRATEUR. - Notre sage Grande-Défenses s’éloigna avec toute la plus grande rapidité possible.
 

GRANDES-DÉFENSES. - Il faut que j’amène le Kanchil dans notre maison. Arrivé là, je lui ferai faire deux ou trois tours dans les airs, en le tenant par la queue pour ne pas qu’il m’échappe ; et après cela, lui enlever le cœur ne sera plus qu’une petite opération sans importance.
 

NARRATEUR. - Le désir de se dépêcher le fit si bien activer sa marche qu’il parvint à la rive avant la fin de la nuit. La lune énorme et jaune tremblait dans les ondes mouvantes du fleuve.

 

GRANDES-DÉFENSES, à la cantonade. - Kanchil ! Kanchil ! Où es-tu ?
 

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https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Moschiola_meminna.jpg
Kanchil, ombre élaborée par Nicolas AUBERT à partir d'une image libre de droits sous licence Wikimedia commons.
 

 

KANCHIL, apparaissant. - Qui m’appelle ?
 

GRANDES-DÉFENSES. - C’est moi.
 

KANCHIL. - Ah ! oui, cette espèce de bête à deux queues… On ne sait jamais si on s’adresse à ton visage ou à tes fesses. Tu pètes avec ton nez et tu manges avec ta queue ou c'est le contraire ? Oui ? C’est toi qui m’appelles ? Eh bien, bonsoir, Bête-à-deux-queues, que me veux-tu ?
 

GRANDES-DÉFENSES. - Je ne suis pas une Bête-à-deux-queues ! Je suis le Seigneur Grandes-Défenses, le Roi Éléphant, qui habite le temple au milieu de la forêt.
 

KANCHIL. - Bien, bien, excuse-moi, je te reconnais maintenant. Tu es aussi vilain par devant que par derrière. Et tu ressembles absolument à une bête à deux queues… Est-ce que tu viens me demander quelque chose ?
 

GRANDES-DÉFENSES. - Pas du tout ! Je suis en promenade de ce côté-ci et, comme tu m’es très sympathique, j’ai voulu te dire un petit bonsoir.
 

KANCHIL. - C’est très gentil de ta part ! Tu m’es aussi très sympathique, et tu m’as l’air d’être sans méchanceté… Comme on dit : "plus c'est grand, plus c'est bête".
 

GRANDES-DÉFENSES. - Comme tu le dis, je n'ai aucune méchanceté. Mais, dis-moi, j’aimerais bien te voir de plus près. As-tu vraiment des dents qui dépassent, un peu comme les miennes ?

KANCHIL. - Bon ! d’accord, me voilà ! (Il s’approche de l’éléphant).
 

GRANDES-DÉFENSES. - Ah ! quel plaisir de pouvoir te dire combien je suis charmé de faire ta connaissance. Quel acrobate tu fais ! J’avais plusieurs fois admiré de loin tes danses sur la rive du fleuve, mais de près, c’est encore mieux.
 

KANCHIL. - C’est vrai que je suis assez souple... Ce n’est pas comme toi, avec ta queue par devant et ta queue par derrière...
 

GRANDES-DÉFENSES. - Mais, Kanchil, sais-tu que je suis un grand danseur ?
 

KANCHIL, intéressé. - Comment cela ?

 

GRANDES-DÉFENSES. - Dans le Palais où j’habite – j’y ai une demeure des plus confortables, je peux m’en vanter – nous avons droit, chaque soir, à un merveilleux concert. Tu ne peux pas l’entendre d’ici – et je le regrette pour toi – car il a lieu dans une des grandes grottes de mon domaine. Ah ! si tu te trouvais là à cette heure divine, gambadant entre les stalactites de cristal qui semblent autant de coulées de diamant tombées de la voûte de rochers, pendant que la voix harmonieuse et cuivrée des saumons et des truites se marie à celle si pure et si légère des poissons-lune d’eau douce et des grandes anguilles brunes. Voir cela, entendre cela, quelle féerie !
 

KANCHIL. - Oui, ce doit être très beau. Et ces stalactites de cristal dont tu me parles valent certainement les branches des arbres, au point de vue de l’amusement, sans compter le concert…
 

GRANDES-DÉFENSES. - Les stalactites valent dix-mille fois mieux que les branches des arbres ; tu te laisserais glisser là-dessus comme sur un bâton de miel ; ou plutôt, il te semblerait toujours être accroché à des rayons de soleil. Quelles merveilleuses sensations !
 

KANCHIL. - Je dois me contenter des plaisirs de la vie de la forêt.
 

GRANDES-DÉFENSES. - Et pourquoi cela ?
 

KANCHIL. - Mais parce que tu habites trop loin. Mes pattes sont trop courtes pour aller jusque chez toi.
 

GRANDES-DÉFENSES. - Si c’est là le seul empêchement, il ne t’arrêtera pas longtemps. Grimpe sur mon dos, et je te transporterai jusqu’à mon palais, sans fatiguer même le bout de ta queue.
 

KANCHIL. - Tu es bien bon ! mais je serai trop lourd pour toi, je vais te fatiguer…
 

GRANDES-DÉFENSES. - Nullement, n’aie pas cette crainte. Le plaisir de te faire plaisir fera que je ne sentirai pas la fatigue. Mais il faut partir tout de suite, car les poissons commencent très exactement leur concert au coucher du soleil, et il ne faudrait pas rater le début qui est toujours de toute beauté. En route, mon cher Kanchil, et je t’assure que tu verras des choses auxquelles tu ne t’attends pas.
 

KANCHIL. - C’est d’accord. Allons-y ! (Le Kanchil monte sur le dos de l’éléphant qui fait demi-tour et sort de l’écran).
 

NARRATEUR. - Le soir était assez loin encore quand le Seigneur Grandes-Défenses atteignit la moitié de la route qu’il avait à faire. Le soleil s’effaçait à l’horizon ; un grand silence était étendu sur la forêt.
 

KANCHIL. - Il me semble que j’entends déjà comme un bruit de concert ? Mais pourquoi ris-tu, Seigneur Éléphant ?
 

GRANDES-DÉFENSES, riant. - Hi, hi, hi, hi...
 

KANCHIL, inquiet. - Qu’as-tu ? Qu’est-ce qui te paraît si drôle ?
 

GRANDES-DÉFENSES. - C’est toi qui me parais drôle, mon cher Kanchil, et j’ai bien peur de mourir de rire en pleine forêt ! Ah ! ah ! ah ! la bonne farce ! et comme elle a pris ! Je t’aurais cru plus malin. Pour un Kanchil, tu es bien naïf !
 

KANCHIL. - Que veux-tu dire ? N’y a-t-il donc pas de concert ?

GRANDES-DÉFENSES. - Pas plus de concert qu’il n’y a de poils sur un caillou ! Tu es la plus bête la plus stupide de la terre, d’aller croire au chant des poissons. Mais je suis fort heureux de ta bêtise, puisqu’elle m’a valu ta compagnie.
 

KANCHIL. - Nous allons donc tout de même à la grotte aux stalactites ?
 

GRANDES-DÉFENSES. - Oui, monsieur le roi des malins ! Nous allons à la grotte en effet, et mieux eût valu pour toi être tombé de la cime d’un arbre et t’être cassé toutes les pattes que d’être en ce moment tranquillement assis sur mon dos et en route pour la grotte aux stalactites.
 

KANCHIL. - Mais pourquoi ? pourquoi ?
 

GRANDES-DÉFENSES. - Tout simplement parce que tu devras laisser dans la grotte une des meilleures parties de toi-même, mon bel ami. Oui, oui, ton cœur, ton cher petit cœur de Kanchil que Dame-Grande, ma femme, doit manger pour se guérir. Ah ! ah ! ah ! la bonne farce, la bonne farce ! Tu dis que je ne marche pas vite, mais j’ai toujours marché assez vite pour arriver à t’attraper !
 

KANCHIL. - Ainsi, tu es venu me chercher chez moi pour donner mon cœur à manger ta femme. (à part) Le problème, c’est qu’il est si grand que je ne peux même pas sauter pour me sauver. Je me casserais les quatre pattes en arrivant au sol. Je dois trouver quelque chose...
 

GRANDES-DÉFENSES. - Tout juste, cher ami. Comme tu sais bien résumer la chose ! Mieux que la deviner ! J’ajouterai, pour t’éclairer tout à fait, que ton cœur, dans la circonstance, sera absorbé, non pas comme nourriture, mais comme remède…
 

KANCHIL, calmement. - Eh bien ! mon pauvre Grandes-Défenses, tu as fait fausse route et tu auras beau m’amener chez toi et me dépecer depuis le bout des pattes jusqu’à la tête, tu n’auras pas mon cœur.
 

GRANDES-DÉFENSES. - Comment cela ?
 

 
 



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