THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

KANCHIL. - Est-ce que tu ne sais pas que je prends toujours la précaution de suspendre mon cœur à une branche, avant de commencer mes promenades ? Ceci pour éviter de le laisser tomber dans l’herbe par mégarde et de courir le risque de ne plus le retrouver. Dis, ne le savais-tu pas ? Nous faisons toujours cela, nous autres, kanchils, et nous n’en avons que plus de liberté dans nos mouvements. Mais tu m’as emmené si vite que, dans ma hâte à t’accompagner, j’ai oublié de reprendre mon cœur à la branche où je l’ai accroché.
 

GRANDES-DÉFENSES. - Ce n'est pas possible... Je ne le savais pas...
 

KANCHIL. - Voilà ce que c’est, on se croit bien malin, bien sûr d’attraper les autres, et puis on ne pense pas à un détail de la première importance. Si, au lieu d’agir avec moi par ruse, méchamment, tu étais venu, monsieur Deux-Queues, toi pour qui je me sentais beaucoup de sympathie, me dire avec simplicité : « Ma femme est malade, veux-vous me donner ton cœur pour elle ? », je ne te l’aurais pas refusé. Que mon cœur soit dans l’estomac de Dame-Grande ou accroché à la branche d’un arbre, il n’y a pas une grande différence pour moi, puisque tu peux te rendre compte par toi-même que je ne suis nullement gêné de ne pas l’avoir en ce moment. Au contraire, il m’embarrasse plutôt, et c’eût été avec plaisir que je te l’aurais donné. Mais tu n’as pas bien agi avec moi, monsieur Deux-Queues, non, tu n’as pas bien agi.
 

GRANDES-DÉFENSES. - Vraiment, je ne sais que faire… Ce n’est pas la peine que je t’amène dans mon palais, sans ton cœur et, d’autre part…
 

KANCHIL. - Bon ! À mon tour de te dire que tu t’embarrasses pour peu de chose. Je vois que tu as agi beaucoup plus par bêtise que par méchanceté, aussi ne t’en veux-je pas plus que cela. Faisons la paix. Je consens à te donner mon cœur, pourvu que tu me fasses tes excuses pour le mauvais tour que tu voulais me jouer. Revenons près du fleuve. Je décrocherai mon cœur de la branche, et tu l’emporteras dans ton palais. Cela va-t-il ainsi ?

GRANDES-DÉFENSES. - Merci, merci, merci, merveilleux Kanchil… Je te prie d’accepter mes plus humbles excuses. Tiens, tu peux descendre le long de ma trompe. (L’éléphant tend sa trompe et Kanchil descend de son dos. Il va se mettre à bonne distance). Et ce cœur ?


KANCHIL. - (Il se retourne et pète). Prout. Le voilà ! Et quand tu l’auras avalé, tu comprendras qu’on ne peut être à la fois, sans inconvénients, menteur et trop naïf. Je ne te dis pas « au revoir ». (Il fait demi-tour et sort de l’écran).
 

NARRATEUR. - Et notre Seigneur Éléphant jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.

 

FIN
 


     J'avais repéré ce conte Le Trompeur trompé dans Contes et légendes de Chine de Gisèle Vallerey, aux éditions Nathan. L'histoire parle de deux tortues et non de deux éléphants et il s'agit de prendre le cœur de Singe Agile.

     L'année du décès de l'auteure est 1940, soit il y a plus de 70 ans. Son œuvre appartient désormais au domaine public. 






 
 
 



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