KARAGÖZ AUBERGISTE
d'après l'Auberge du Mouton Enragé,
de Lemercier de Neuville
PIÈCE EN DEUX ACTES
Personnages :
KARAGÖZ, chef de brigands.
HAYDUT, brigand.
YOGURMA, brigand.
HACIVAT, voyageur.
ZENNE
UN GARDE.
ACTE PREMIER
Salle d'auberge.
SCÈNE PREMIÈRE
HAYDUT, YOGURMA
Haydut
HAYDUT. - Eh bien, mon pauvre Yogurma, qu'est-ce que tu dis de mon idée ?
Yogurma
YOGURMA. - Mon cher Haydut, je dis que tu es le plus ingénieux des brigands en même temps que le plus modeste, car lorsque notre capitaine a été pris, la place de chef te revenait de droit.
HAYDUT. - Je le sais bien ! mais à l'audace je joins la prudence. D'ailleurs, si je ne suis pas votre chef de nom, je le suis en réalité, puisque c'est moi qui donne des ordres à celui que j'ai nommé à ma place.
YOGURMA. - Ce pauvre Karagöz !
HAYDUT. - Oui ! Ah ! quand nous nous sommes emparés de l'auberge du «Mouton enragé» qu'il tenait et qu'il dirige encore, il a bien cru que sa dernière heure était sonnée ; j'allais, en effet, lui couper le cou, mais il avait tellement peur, il me suppliait tant de l'épargner, que j'en eus pitié.
YOGURMA. - Ce n'est pas ta coutume !
HAYDUT. - Non ! Je me laissai fléchir ; mais alors il me vint dans l'esprit une idée des plus comiques, et qui, en même temps, faisait notre affaire. Je me suis dit : «Voici un homme qui a peur de mourir, donc, pour sauver sa vie, il fera tout ce que je voudrai.» D'un autre côté, nous autres, nous avons un métier bien dangereux, nous sommes traqués partout. Si l'on voit une forêt, on dit : «Elle est pleine de brigands.»
YOGURMA. - Et l'on a raison quand nous y sommes.
HAYDUT. - Si l'on voit une caverne...
YOGURMA. - On dit comme de la forêt : « C'est une caverne de brigands », et souvent l'on n'a pas tort.
HAYDUT. - Comme tu dis ! Mais quand on voit une auberge, il ne vient à l'idée de personne de dire : «C'est une auberge de brigands.»
YOGURMA. - Surtout quand on voit à la porte la figure bête et naïve de Karagöz qui est connu dans le pays pour être le plus honnête homme du monde.
HAYDUT. - C'est bien cela qui m'a décidé ! Alors, j'ai dit à ce brave Karagöz : «Tu me demandes la vie, je ne l'ai donnée encore à personne...»
HAYDUT. - C'est vrai ! Mais je l'ai ôtée à bien d'autres... Eh bien, pour cette fois je te la laisse... À une condition, c'est que tu seras notre chef.
YOGURMA. - Et il a accepté ?
HAYDUT. - Pas tout de suite ! Il avait des scrupules...
YOGURMA. - Des scrupules, qu'est-ce que c'est que ça ?
HAYDUT. - Il disait qu'il ne savait pas le métier de chef de brigands. Je le lui ai appris en deux mots : Voler d'abord, tuer ensuite.
YOGURMA. - Ça l'a effrayé !
HAYDUT. - Beaucoup ! Et j'avais déjà levé mon sabre ! Mais lui, qui tremblait de peur, me dit : «Voyons, voyons ! Laissez-moi réfléchir. Voler, ce n'est peut-être pas bien difficile, eh bien, je volerai... puisqu'il le faut, mais vous tuerez pour moi.»
YOGURMA. - Et tu as accepté ?
HAYDUT. - Non pas ! Je lui ai dit qu'il fallait faire les deux opérations. Il a paru très perplexe, puis enfin il s'est décidé et m'a dit : « Eh bien, soit ! Seulement, j'ai peur des armes à feu, je ne sais pas m'en servir ; quant au sabre, je ne suis pas fort en escrime, je me ferais désarmer. Laissez-moi choisir l'arme que je connais. »
YOGURMA. - Et quelle arme a-t-il choisie ?
HAYDUT. - Le vin !
YOGURMA. - Le vin ?
HAYDUT. - Oui, le vin ! Et ça vaut bien nos pistolets et nos sabres, car tous ceux qui sont entrés ici sont tombés ivres-morts. Nous avons fait le reste. Je ne pouvais lui demander plus ! Aussi je me félicite d'avoir mis à notre tête un chef aussi précieux ; il nous facilite la besogne et son honnêteté reconnue nous met à l'abri de tout soupçon ! (On entend le bruit d'une voiture.) Une voiture ! Un voyageur ! Yogurma, va le recevoir ; moi, je vais prévenir Karagöz ! (Yogurma sort.)
SCÈNE II
HAYDUT. KARAGÖZ, entrant par la gauche.
Karagöz
HAYDUT, appelant Karagöz. - Karagöz ! Karagöz ! Allons, arrive ici ! Voici de l'ouvrage.
KARAGÖZ. - Qu'est-ce qu'il y a ?
HAYDUT. - Il y a, capitaine, qu'il nous arrive une bonne aubaine ! Un voyageur vient nous demander l'hospitalité et tu sais comment il faut la donner.
KARAGÖZ. - Oui, je sais ! Mais cette fois-ci je voudrais bien m'en dispenser... J'ai une rage de dents... Oh ! mais une rage ! Je dois avoir la joue tout enflée.
HAYDUT. - Ah ! tu as une rage des dents ? Eh bien, je vais te la faire passer, tu entends ? Si le personnage qui va entrer tout à l'heure n'est pas ivre-mort dans dix minutes, c'est toi qui vas payer pour lui.
KARAGÖZ. - Ah ! mais non ! (À part.) Comment vais-je me tirer de là ?
HAYDUT. - Et pas de sensibilité, pas de supercherie, pas chercher à s'enfuir ! J'ai l’œil ! Tu entends : lui ou toi ! Sinon tous les deux ! Je ne vous perds pas de vue ! (Il sort par la droite.)
SCÈNE III
KARAGÖZ, seul.
KARAGÖZ. - Oh ! Aïe ! aïe ! Encore une victime ! — Mon Dieu ! quand je me regarde au fond de ma propre conscience, je me trouve bien criminel ! Car enfin j'ai beau retourner la question de tous les côtés, pour m'excuser, je dois toujours finir par avouer que je suis un affreux gredin. — Malgré moi ! Oh ! ça, malgré moi ! Mais enfin, si je ne commets pas moi-même le crime, j'aide à le commettre, je le laisse commettre ! C'est de la complicité. Et j'aurais tant de plaisir à dire à tous ces malheureux qui viennent ici comme des mouches dans une toile d'araignée : «Mais allez-vous-en donc ! Ça n'est pas votre place ici ! On va vous couper le cou !» Mais impossible ! Je suis trop surveillé ! La moindre imprudence me coûterait la vie ! J'ai déjà essayé une fois de me sauver,mais ça n'a pas pris ! Ah ! les brigands ! Pourtant je ne désespère pas !
YOGURMA, voix dans la coulisse de droite. - Entrez, monsieur, par ici ; le patron est là !
SCÈNE IV
KARAGÖZ. HACIVAT, entrant par la droite.
Hacivat
HACIVAT, parlant au dehors. - Holà ! holà ! Ne me bousculez pas tant ! Je le trouverai bien, votre patron ! En attendant, ne dételez pas mon cheval, je ne reste ici qu'un moment. (Il entre.)
KARAGÖZ, à part. - Je connais cette voix-là !
HACIVAT. - Le temps de boire un bon coup et je repars ! Ah ! voilà l'aubergiste.
KARAGÖZ, à part. - Ah ! bon sang de bon sang ! C'est Hacivat ! Je ne peux pas le laisser massacrer comme ça.
HACIVAT. - Il ne m'a pas entendu entrer ! Eh ! dites donc, patron ! Du vin, et du bon.
KARAGÖZ, bas. - Chut ! Tais-toi ! et va-t'en !
HACIVAT. - Karagöz ! Karagöz ici ! Ah ça ! depuis quand es-tu marchand de vin ? Si j'avais su ça, je serais venu plus souvent te voir.
KARAGÖZ, bas. - Je te dis de te taire, et puis parle bas et tourne-moi le dos. Il ne faut pas que j'aie l'air de causer avec toi.
HACIVAT. - Pourquoi ? Puisque nous sommes de vieux amis.
KARAGÖZ, bas. - Tais-toi, malheureux ! Tu es ici dans une caverne de brigands.
HACIVAT . - Oh ! Aïe ! aïe ! Mais tu y es bien, toi.