SCÈNE VI
YOGURMA étendu. HAYDUT entre en chancelant par la gauche.
HAYDUT. - Ah çà ! mais qu'est-ce que j'ai donc eu ? Est-ce que je me serais grisé ? Je ne me rappelle plus ! Comment se fait-il que j'étais dehors, à la porte ? Je n'étais pourtant pas de garde ! Et Karagöz, où est-il ? Je ne le vois pas. Est-ce qu'il m'aurait joué le tour de me griser comme les autres voyageurs ? Peut-être bien ! Pour s'enfuir ! Mais Yogurma l'aurait arrêté ! Au fait, où est-il donc, Yogurma ? Ah ! mais il se passe quelque chose ici ! (Appelant.) Yogurma ! Yogurma ! Ah ! mon Dieu ! le voici, couché tout de son long. (Il va le secouer.) Eh bien ! qu'est-ce que tu as ?
YOGURMA, se ranimant. - Ce que j'ai ! Je suis assommé !
HAYDUT. - Tu t'es grisé ! Malheureux ! Je t'avais défendu de boire.
YOGURMA. - Ah ! J'aurais mieux fait de boire ! Karagöz ne m'aurait pas mis dans cet état-là !
HAYDUT. - Comment ! c'est Karagöz qui t'a rossé ainsi ! Ah ! le pendard ! Il s'est joué de nous ! Mais où est-il ?
YOGURMA . - Tu dois le savoir ! Il est parti, puisque tu l'as laissé passer !
HAYDUT. - Moi ! je ne l'ai pas vu !
YOGURMA. - Si tu ne l'as pas vu, c'est que tu dormais, et si tu dormais, c'est qu'il t'avait fait boire ; avoue-le.
HAYDUT. - J'avoue que j'ai bu un peu, mais pas assez pour être étourdi comme je l'étais ; il aura mis quelque drogue dans le vin.
YOGURMA. - En tout cas, si Karagöz n'est pas là, c'est qu'il est parti.
HAYDUT. - Et s'il est parti, nous n'avons qu'à en faire autant, et vite ! Car il aura été tout droit avertir les gardes et nous allons être pincés.
YOGURMA. - Comme tu dis ! Alors, filons !
HAYDUT. - C'est ça, filons ! (Ils vont pour sortir et s'arrêtent.) Entends-tu ?
YOGURMA. - Quoi ?
HAYDUT. - Des hommes qui marchent, des bruits de sabres.
YOGURMA. - Ce sont nos camarades qui rentrent.
HAYDUT, allant voir à la porte. - Non ! Ce sont les gardes ! Nous sommes perdus ! Impossible de nous sauver, la maison est entourée. Nous n'avons plus qu'à nous cacher.
YOGURMA. - Oui, nous cacher ! mais où ça ?
HAYDUT. - Il y a bien le grenier, mais ils nous verraient y monter. Ah ! la cave !
YOGURMA. - C'est ça, la cave ! (Il lève la trappe.) Derrière les tonneaux, on ne nous verra pas ! Allons, suis-moi et laisse retomber la trappe.
HAYDUT. - Ah ! Karagöz ! Si je te repince, tu me le payeras ! (Il descend dans la cave et laisse retomber la trappe.)
SCÈNE VII
garde
KARAGÖZ, UN GARDE
KARAGÖZ. - C'est ici ! Vous avez bien mis des sentinelles partout ?
LE GARDE . - Partout ! Et les hommes sont en train de visiter les chambres.
KARAGÖZ. - Oh ! ils ne seront pas là ! Ils n'ont pas pu se sauver auparavant non plus. Il y en a un qui est ivre-mort et l'autre à moitié assommé. Ils vous auront vus venir et ils se seront cachés ! Ils ne peuvent être qu'à la cave ; là, ils seront pris comme dans une souricière. Le soupirail est-il gardé ?
LE GARDE. - Il y a un homme de chaque côté.
KARAGÖZ. - Bien ! Vous, placez-vous dans la cuisine de ce côté. Quand je vous appellerai, vous viendrez me prêter main-forte.
LE GARDE, sortant par la gauche. - Sufficit !
SCÈNE VIII
KARAGÖZ, puis HAYDUT
KARAGÖZ. - Ils sont là ! J'en suis sûr ! Si nous descendions à la cave, ils se défendraient et pourraient commettre encore quelque crime ; il vaut mieux y aller en douceur. (Il lève la trappe.) Ohé ! Haydut ! Yogurma ! Où êtes-vous ? Nous sommes trahis. Je viens vous chercher pour partir avec moi ! Les gardes sont dans la maison ; ils n'ont pas mis de sentinelle à la porte, nous pouvons encore nous sauver par là. Venez !
HAYDUT, montrant sa tête. - Dis-tu vrai ? Tu nous trompes encore.
KARAGÖZ. - Moi ! Tu vois, je suis seul ici. Allons, viens, dépêche-toi.
HAYDUT. - Tu me trompes ! Et où étais-tu donc tout à l'heure ?
KARAGÖZ. - Moi ! Tiens ! le vin m'avait monté à la tête, comme à toi, et j'étais allé me jeter sur mon lit ! Du reste, si tu ne me crois pas, reste, bonsoir ! moi, je me sauve !
HAYDUT. - Allons, je me risque. (Il sort de la cave.) Et Yogurma...
KARAGÖZ, fermant la trappe. - Ah ! tant pis pour lui, il n'avait qu'à te suivre.
HAYDUT. - Eh bien, filons, maintenant...
KARAGÖZ. - C'est ça, filons ! (Il prend un bâton.) Mais auparavant nous avons un compte à régler ensemble. (Coups de bâton.) Tiens ! Je ne t'ai jamais remercié de m'avoir nommé capitaine ! Voilà mon remerciement !
HAYDUT. - Ah ! Gredin ! Ah traître !
KARAGÖZ, le battant. - Je ne t'ai jamais remercié de m'avoir appris le métier de brigand ! Tiens ! tiens ! Tiens ! Attrape ça !
HAYDUT. - Aïe ! Aïe ! Aïe !
KARAGÖZ, bastonnade. - Et pour que tu ne l'apprennes pas à d'autres, tiens ! le coup de grâce ! Cette fois, tu ne te relèveras plus ! (Il le tue.) Et d'un ! Maintenant, à l'autre.
SCÈNE IX
KARAGÖZ, puis YOGURMA
KARAGÖZ, levant la trappe. - Yogurma ! Yogurma !
YOGURMA, dans la cave. - Qui m'appelle ?
KARAGÖZ. - C'est moi ! Karagöz ! Je viens te demander pardon ! J'ai été trop vif. Mais je ne t'en veux pas, et la preuve c'est que je viens t'avertir que les gardes sont dans la maison ! Sors vite ! Nous allons filer ensemble.
YOGURMA, montrant la tête. - Dis-tu la vérité ? C'est que je suis bien malade ! j'ai tous les membres brisés ! Ah ! tu m'as joliment arrangé.
KARAGÖZ. - Pourquoi aussi ne voulais-tu pas boire ? Allons, allons ! Dépêche-toi de sortir de la cave ! Attends, je vais t'aider. (Il le tire de la cave et ferme la trappe.)
YOGURMA. - Aïe ! Aïe ! Je n'ai pas une seule partie du corps qui ne soit sensible.
KARAGÖZ. - Beaucoup plus sensible que ton âme, n'est-ce pas ?
YOGURMA. - Ah ! je t'en réponds ! Je ne sais pas comment je vais faire pour me sauver.
KARAGÖZ. - Dame, si tu ne peux pas courir, reste là.
YOGURMA. - Mais si je reste ici, ils me prendront.
KARAGÖZ. - C'est bien possible.
YOGURMA. Comment faire ?
KARAGÖZ. - J'ai un moyen ! Tu as confiance en moi, n'est-ce pas ?
YOGURMA. - Oui ! Oui !
KARAGÖZ. - Eh bien ! je t'assure qu'ils ne te prendront pas vivant.
YOGURMA. - Que vas-tu faire ?
KARAGÖZ. - Voilà ce que je vais faire ! Tiens ! (Il bat Yogurma qui crie, et finit par le tuer, puis il le roule avec son bâton.) Tu vois que je remplis bien ma promesse. On ne te prendra pas vivant ! Ouf ! je respire un peu maintenant. Prévenons le garde. Hé ! garde !
SCÈNE X
LES MÊMES, LE GARDE
LE GARDE . - Vous m'avez appelé ?
KARAGÖZ, montrant les deux brigands. - Voilà votre besogne faite ! Emportez-moi ces deux gaillards-là.
LE GARDE. - Je veux bien ! Je dirai que je les ai tués moi-même, ça me vaudra de l'avancement !
KARAGÖZ. - Si vous voulez ! Allez ! (Le garde emporte les deux brigands et sort.)
SCÈNE XI
KARAGÖZ, puis HACIVAT, entrant par la droite.
KARAGÖZ. - Si je n'avais pas sauvé la vie à Hacivat, tout cela ne serait pas arrivé et je serais encore chef de brigands malgré moi ! Mais, où est-il ce brave ami ? Il avait pourtant tenu à accompagner les gendarmes.
HACIVAT, entrant. - Karagöz ! Karagöz ! Où es-tu ? Ah ! te voilà ! Que je t'embrasse ! Tu m'as sauvé la vie.
KARAGÖZ. - Et toi aussi, vieux ! (Ils s'embrassent.)
HACIVAT. - Maintenant, c'est pas tout ça ! Je meurs de soif ! Tu comprends que j'ai joliment souffert de ne pas pouvoir boire au milieu des tonneaux derrière lesquels j'étais caché.
KARAGÖZ. - Et tu as bien fait, car tu serais escoffié à l'heure qu'il est ! Eh bien, mon vieux, donne-moi le bras ; nous allons aller nous régaler à la ville, car il ne fait pas bon de boire le vin dans cette auberge. (Ils se donnent le bras et sortent en chantant.)
HACIVAT. - En tous cas, mon ami, j'espère que tu es conscient que tu as complètement massacré le sujet de l'histoire, les brigands, l'auberge.
KARAGÖZ. - C'est exact, cher ami, c'est exact. Que mes bêtises me soient pardonnées.
RIDEAU
L'histoire de base : L'auberge du mouton enragé, de Lemrecier de Neuville est téléchargeable légalement sur Gallica : http://urlz.fr/64XJ
Pour l'histoire présente, j'ai travaillé à partir du texte disponible sur :
http://theatredemarionnettes.wifeo.com/guignol-aubergiste.php
Cette saynète devra être précédée des deux traditionnels :
- Mukaddime : L'introduction où Hacivat chante un semai (différent à chaque représentation), récite une prière, et indique qu'il est à la recherche de son ami Karagöz par une tirade qui se termine toujours par "Yar bana bir eðlence" (« Oh, pour un peu de distraction »).
- Muhavere : dialogue entre Karagöz et Hacivat