LE CARNAVAL DE VENISE
 
 
 
 deux tableaux en vers
 
 Maurice Vaucaire - illustrations originales de Louis Morin
 
 1891 - domaine public
PREMIER TABLEAU

Dans une rue de Venise, — n'est-ce pas ? — qu'éclaire partiellement un clair de lune, une femme nue se promène. C'est l'esprit de la Venise d'autrefois qui, dans la navrance des visiteurs d'aujourd'hui, vomis par les agences Cook, se lamente et songe à de poétiques revanches. Elle dit :
 Lasse des voyageurs mal coiffés et mal mis
 Qui te déparent — Ô Venise ! est-ce permis ? —
 Et qui font que ta vieille splendeur agonise,
 Moi, fille de Longhi, ce Watteau de Venise,
 Moi, modèle du bon peintre Tiepolo,
 Aussi vrai que tes pieds trempent toujours dans l'eau
 Et que sur l'eau voici venir une gondole,
 Venise, ville en or ! Venise, vieille idole !
 Je vais donc te venger.
 (Une gondole, menée par des femmes, s'arrête devant elle).
 Ah ! mes sœurs, vous voilà.
 Des sacs, de très gros sacs, d'énormes sacs sont là,
 Pleins de paletots, pleins d'habits, pleins de jaquettes
 Bien. Dans les moyens les tubes et les casquettes ?
 Bien. Ce que nous vouons à tout notre mépris,
 Enfin ce qui souillait Venise, tout est pris,
 Confisqué ? Vous avez sans hontes ni scrupules
 Pillé les chambres, les salons, les vestibules
 Des hôtels ? Je ne vous verrai plus, pantalons !
 Je ne vous verrai plus non plus, chapeaux-melons !
 Exquis échantillons du goût démocratique,
 Allez civiliser la mer Adriatique !
 Allez nourrir les gros poissons et leurs petits !
 Vous êtes remplacés par de gais travestis.
 Chacun en s'éveillant, comme veut la coutume,
 Trouvera sur son lit un chatoyant costume,
 — Je ne vous dis que ça — dans le style ancien,
 La toque verte et le manteau vénitien.
 La courtisane aura droit au maillot du page
 Pour être plus agile à faire du tapage ;
 Et la matrone, dans ses somptueux brocarts,
 Comme Fornarina se tiendra de trois-quarts.
 Les femmes devront conserver la bouche close
 Hormis pour le baiser dont l'urgence s'impose,
 Et ne devront parler d'amour qu'avec les yeux ;
 Mais les hommes seront bavards et captieux.
 Piazetta, pont des soupirs, palais des Doges,
 Vieux lions de Saint-Marc, vieux quais, vieilles horloges,
 Blancs escaliers de marbre et dômes de métal,
 Magasins des décors du Théâtre Idéal,
 Ô Venise ! tu vas renaître une soirée...
 Pour demain, sois coquette et joliment parée,
 Ton amant va venir, accueille ton amant,
 Parlez de vos amours, sentimentalement,
 Et tous deux accoudés derrière les lanternes,
 Vieux amants, contemplez les amoureux modernes !
 Nous, modèles du bon peintre Tiepolo,
 Aussi vrai que tes pieds trempent toujours dans l'eau
 Et que sur l'eau voici s'enfuir cette gondole.
 (Elle monte dans la gondole qui se remet en marche).
 Venise, ville en or ! Venise, vieille idole
 Nous allons te venger...
 (Plusieurs voix chantent dans la coulisse et se mourant).
  
DEUXIÈME TABLEAU
  

Et maintenant, que la fête commence ! Et dans Venise illuminée, c'est vraiment le cas de le dire, à giorno, d'innombrables embarcations passent et repassent. À droite, le Bucentaure, la galère du Doge. C'est sur elle qu'il s'avançait lorsqu'il se mariait avec l'Adriatique et jetait son anneau d'or dans les profondeurs de l'humide épousée. Voici venir, d'abord, la Comédie Italienne. Debout, au milieu des gloires et des vanités cabotines, le Cabot, d'une voix chaude et vibrante, porte ce jugement sur les sociétaires.
Ohé ! Matamore ! Eh ! Fracasse !
 Ta moustache de léopard
 Perce les cœurs de part en part,
 Moyen évidemment cocasse
 Pour exprimer ton amitié
 À qui méconnaît ta nature
 Digne d'une sainte pitié.
 Mais si tu guettes ma moitié
 Je te mets en déconfiture,
 Toi, ton sabre et ton capuchon.
           Cornichon !
 
 Vilain homme que Scaramouche !
 Un jour il étrangle une mouche,
 Qui se panadait, palsambleu
 Sur son nez quasi-rouge et bleu.
 Vilain homme que Scaramouche !
 
 Vilain homme que Mezettin !
 Cornard, gourmand, fat, libertin,
 Double ingrat laissant en détresse
 Son rejeton et sa maîtresse.
 Vilain homme que Mezettin !
 
 Vilaine femme, Colombine !
 Qui, pour enrayer la débine,
 Se prête, se loue et se vend
 Sans sourciller et si souvent.
 Vilaine femme, Colombine !
 
 Mais quel brave homme que Pierrot
 Plus blanc que de l'orge en sirop,
 Et qui meurt d'amour pour la lune.
 Ami Pierrot, triste Pierrot,
 Je te fais comte de Bellune.
 
      (Et de la suivante gondole des chanteurs, une voix s'élève, accompagnée par les théorbes, les flûtes traversières et les violes d'amour).
 
 J'ai plongé ton corps tout entier,
 Ma Juive dans le bénitier
 De Notre-Dame,
 Tu peux mourir d'un cœur content
 Sans craindre un instant que Satan
 Prenne ton âme.
 
 Moi qui ne suis qu'un indigent,
 J'ai, sans toucher à leur argent,
 Pris ma revanche,
 En choisissant comme tribut
 La plus belle de leur tribu
 Et la plus blanche.
 
 Tant pis pour le vieil Israël
 Si ta place est marquée au ciel
 Par un grand cierge ;
 Aujourd'hui, ma Juive, tu crois
 Aux Saints, aux Anges, à la Croix
 Comme à la Vierge.
 
 La brise forte et parfumée,
 C'est la voix de la Renommée
 Que l'on entend du sud au nord
 Soufflant dans sa trompette en or.
 Tra la la la
 C'est la voix de la Renommée.
 
 La brise douce et parfumée
 C'est la voix de la bien-aimée ;
 Dans son cœur je suis enfermé
 Du mois de juin au mois de mai ;
 Tra la la la
 C'est la voix de la bien-aimée.
 
 Hélas ! Hélas ! Tout est fumée !
 La Renommée
 La Bien-aimée !
 Et c'est la mort qui nous attend.
 Chantons quand même en attendant
 Tra la la la
 Hélas ! Hélas ! Tout est fumée !
 
       (La musique cesse brusquement. Car voici le yacht à vapeur qui fait le service entre Venise et le Marais. Il est monté par un odieux bourgeois qui crache dans l'Adriatique ses Sensations d'Italie).
 
 On est moins secoué dans un yacht à vapeur,
 Et puis on va plus vite et puis on a moins peur ;
 Chaque gondole qu'on rencontre se dérange.
 La drôle d'aventure. Étrange. Étrange. Étrange.
 Venise, c'est joli, mais c'est sale, il faudrait
 Redonner aux maisons ce petit air propret
 Qu'elles devaient avoir, bien sûr, à l'origine.
 En tout cas, c'est très drôle ; on se croirait en Chine.
 (Il fredonne).
 Viens dans ma nacelle
 Au déclin du jour...
 (Les voix se perdent au lointain).
 
      La gondole des poètes. En des poses classiques d'abandon, les poètes disent, à mi-voix, aux dames de leurs désirs et de leurs pensées, des vers fraîchement composés, prétendent-ils. L'un d'eux parle haut, c'est pour qu'on l'entende mieux.
 
 Permets-moi cette chose exquise
 De t'adorer en te mentant !
 Ô ma plébéienne marquise
 Permets-moi cette chose exquise,
 Et toi-même en diras autant ?
 
 Factice sera ma tendresse,
 Ayant la consolation
 D'être fixé sur mon ivresse,
 Je jouerai bien la passion.
 
 Permets-moi cette chose exquise
 De t'adorer en te mentant ?
 Ô ma plébéienne marquise
 Permets-moi cette chose exquise ?
 — Tiens, je pleure, fais-en autant ! —
 
 Viens ! cherchons un abri dormeur
 Éloigné de tout édifice,
 Où, sans entendre sa clameur,
 Nous jugions du feu d'artifice.
 
 Je veux un coin silencieux
 Pour être libre, à la nuit close,
 De baiser tout le temps tes yeux
 Agrandis par l'apothéose.
 
 De prendre à témoin, hautement,
 De nos amours éternisées,
 Les étoiles qui, fixement,
 Se moqueront bien des fusées.
 
 Gondolier, allons au Lido !
 Là-bas, nous mettrons pied à terre ;
 Dans l'herbe, nous ferons dodo,
 Si l'on peut dormir à Cythère...
 
 Et pour nous venger, au réveil,
 D'avoir pu manquer cette fête,
 Dieu tirera sur notre tête,
 Son plus beau lever de soleil.
 
      Venise va rentrer dans la lumière et la banalité. Cette gondole toute noire est la gondole des amants, toute noire elle semble porter le deuil de la fête. Elle va, la gondole noire, stores baissés, cahin-caha, hue dia ! hop là ! au pas et à l'heure.