du théâtre Séraphin
(XVIIIème siècle)
(Des ombres du prestidigitateur Albert sont données
en fin de texte).
Au premier plan un pont en réparation, à droite, une auberge, à l'enseigne du Croissant d'or.
La scène se passe à Avignon.
(On devra appliquer après le décor de Campagne de la pièce, le pont qui doit traverser le théâtre. Les pierres qui tombent sont simulées par des morceaux de carton mobile, de plusieurs grandeurs, lesquels seront placés du côté où Pierre travaille ; on les fera tomber lorsqu'il donnera des coups de pioche).
PERSONNAGES
PIERRE, maçon
CROUSTIGNAC, Marseillais
NICOLLE, batelier.
oooooooooo
SCÈNE PREMIÈRE
PIERRE, entrant. - Allons, remettons-nous à l'ouvrage. Je crois que ce pont ne sera jamais livré à la circulation et, cependant, les bonnes gens d'Avignon s'impatientent et demandent chaque jour quand leur pont sera réparé.
Je ne sais que répondre, car il y a beaucoup de travail ; ce pont est très grand, c'est un pont, et dame ! à force de passer dessus, on a fini par l'user.
La population avignonnaise est considérable car :
Air : Sur le pont d'Avignon.
Sur le pont
D'Avignon
Chapeau passe (bis)
Sur le pont
D'Avignon
On passe en toute saison.
(Une bande de canards sort de l'auberge ; ils s'ébattent tout à tour à droite et à gauche du spectateur, passant et repassant, puis sortent).
PIERRE. - Oh ! les canards ! s'amusent-ils, barbotent-ils !... En font-ils des cancans et des kan... kan. J'aime beaucoup leur société, surtout quand ils sont entourés de navets.
SCÈNE II
PIERRE, NICOLLE
NICOLLE. - Bonjour, maître Pierre.
PIERRE, à part. - Hé, c'est l'ami Nicolle, le passeur ; celui dont le bateau remplace le pont. (Haut). Bonjour, Nicolle.
NICOLLE. - Déjà à l'ouvrage !
PIERRE. - Il est l'heure.
NICOLLE. - Tu travailles trop, maître Pierre.
PIERRE, à part. - Farceur ! Il a peur de voir le pont terminé, car le jour où on passera dessus, le bateau du passeur ne conduira plus personne d'une rive à l'autre. (Haut). Soyez tranquille, ami Nicolle, le pont n'est pas près de vous enlever vos pratiques.
NICOLLE. - Est-ce qu'on ne boit pas, ce matin, une petite goutte ?
PIERRE. - Merci ! je sors d'en prendre.
NICOLLE. - Alors, ce sera pour une autre fois. Je vais guetter les clients.
PIERRE. - Moi, je monte sur le pont.
ENSEMBLE
Air : À ce soir, à ce soir.
Au revoir, au revoir
J'vais à l'ouvrage
Courage !
Au revoir, au revoir
Nous nous retrouv'rons ce soir.
(Ils sortent).
SCÈNE III
CROUSTIGNAC. - Hé donc ! voilà zustement un pont qui va mé conduire à Avignon. Avant un quart d'hure, zé serai en ville. (Il s'avance sur le pont). Et qué zé n'en serai point fassé, car z'ai l'estomac complètement vide. (Il s'arrête subitement).Bagasse ! Que vois-ze ?... Qu'apercevois-ze ?... Le pont est cassé. Troun de l'air ! Comment vais-zé m'y prendre pour arrivère de l'autre côté ?
Ah ! z'aperçois un ouvrier. (Il crie). Hé l'ami !
SCÈNE IV
PIERRE. - À la besogne.
(Il commence à travailler : sa pioche détache du pont les pierres simulées par les morceaux de carton mobiles).
CROUSTIGNAC. - Hé là-bas ! l'homme à la jaquette. Pécaïre ! Ze crois qu'il est sourd.
PIERRE. - Est-ce à moi que vous en avez ?
CROUSTIGNAC. - Bagasse ! Vous l'êtes ou vous le faites.
PIERRE, criant. - Parlez fort : j'ai l'oreille dure : (à part) attends un peu, toi, je t'apprendrai à être poli. (Il crie). Parlez plus fort.
CROUSTIGNAC, criant. - Té ! Qu'est-il donc arrivé à ce pont ?
PIERRE, chantant en travaillant. -
Il est chu dans la rivière
Tire lire lire ; tire lire laire
Il est chu dans la rivière
Tir' lon fa !
CROUSTIGNAC. - Comment, mon bon, vous dites qu'il est, quoi ? chou dans la rivière ; mais, alors, comment pourrais-zé la traverser ?
PIERRE, de même. -
Les canards l'ont bien passée
Tire lire lire ; tire lire laire !
Les canards l'ont bien passée
Tir' lon fa !
CROUSTIGNAC. - Bagasse ! Zé lé crois qué les canards ils l'ont bien passée, mais que Belléphoron-Alcindor Croustignac, votre serviteur, ici présent, n'est point un palmipède aquatique.
PIERRE, criant. - Vous dites que vous avez un tic.
CROUSTIGNAC, criant. - Ce fluve est-il bien profond ?
PIERRE, chantant en travaillant. -
Les cailloux touchent la terre,
Tire lire lire, tire lire laire !
Les cailloux touchent la terre
Fa, fa, liron fa !
CROUSTIGNAC, avec colère. - Il saute... il saute ! Est-ce que, par hasard, vous auriez l'impertinence de vous moquère d'un Marseillais de Marseille ?... Que zé né vous lé conseillerais pas.
PIERRE, criant. - Vous voulez faire un bon repas... Allez à cette auberge, dont vous voyez l'enseigne.
CROUSTIGNAC. - Hé donc ! Qu'y a-t-il sur cette enseigne ? Zé vois une sorte de fromage zaune.
PIERRE, chantant en travaillant. -
C'est le portrait de la lune,
Tire lire lire, tire lire lire ;
C'est le portrait de la lune
Fa, fa, liron, fa !
CROUSTIGNAC. - Je vois, compère, que vous êtes très espirituel, bagasse ! Cà, vend-on du bon vin dans cette auberge ?
PIERRE, chantant. -
On en vend plus qu'on en donne,
Tire lire lire, tire lire lire !
On en vend plus qu'on en donne ;
Fa, fa, liron, fa !
CROUSTIGNAC. - Avec toutes ces fariboles, ze ne traverse point lé Rhône. Il doit être tard. Savez-vous quelle heure il est ?
PIERRE, se retournant. -
Voilà le cadran solaire,
Tire lire lire ; tire lire laire !
Voilà le cadran solaire,
Tir'lon, fa.
CROUSTIGNAC, furieux. - Troun de l'air ! Maraud ! tu me paieras toutes tes insolences ! Jé zure dé té passer plusieurs fois l'épée de mes pères au travers du corps !!! (Il appelle). Holà, batelier, passeur, batelier.
SCÈNE V
PIERRE et NICOLLE, sur la rive gauche.
CROUSTIGNAC sur la rive droite
NICOLLE, entrant à Croustignac. - Vous m'avez appelé, mon gentilhomme ?
CROUSTIGNAC. - Hé donc ; et zé t'appelle encore. Fais force dé rames et dé voiles, et viens mé rémorquer dé suite.
NICOLLE. - Je vous prévenons que c'est cinq livres.
CROUSTIGNAC. - Cinqué libres ! Bagasse ! Vous vous fissez de moi. Enfin, n'importe ! Zé suis pressé. Si cinqué libres né suffisent point, zé t'en donnerai dix, vingt, cent, millé. Troun de l'air !
NICOLLE, détachant son bateau et traversant le Rhône. - Ma fortune est faite !
CROUSTIGNAC, à part, en montant dans le bateau. - Zé vais donc me venzer de cé misérablé gachur de plâtre !
PIERRE, à part. - Il va passer près de moi, nous allons rire ; je vais l'arroser à sec.
(Le bateau arrive près de Pierre ; celui-ci détache avec sa pioche du plâtre et des pierres, qui tombrent sur Croustignac - Pierre rit lourdement).
CROUSTIGNAC. - Hé donc ! arrêtez, arrêtez ! Ah ! misérable, tu veux m'assomère, tiens !...
(Il le pousse dans le Rhône).
PIERRE, dans l'eau. - Au secours ! à l'aide ! je me noie ! comment passerai-je la rivière ?
CROUSTIGNAC, chantant. -
Les canards l'ont bien passée,
Tire lire lire ; tire lire laire !
Les canards l'ont bien passée,
Tir' lon fa !
NICOLLE. - Grâce pour lui, mon millionnaire ! C'est un pauvr' père de famille, sans enfants !
CROUSTIGNAC. - Allons, zé lui pardonne ! z'espère qu'il sera désormais plus saze.
(Pierre monte dans le bateau, qui continue sa route).
(La toile tombe).
FIN