LA FÉE. - Approchez-vous de moi, je vais vous raconter mon histoire. Dans le monde des Fées, mon enfant, on a beaucoup de puissance, mais on a aussi beaucoup de devoirs et, quand on les oublie une seule fois, la punition est cruelle. J'étais donc la Fée des fleurs et ma fonction était de les faire éclore ; pour cela, je devais sans cesse leur donner l'eau qui les fait vivre. Cette besogne était très assujettissante, mais j'avais avec moi une servante qui s'appelait La Rosée et qui m'aidait dans mon travail. Elle était très paresseuse, et, chaque matin, je devais la réveiller pour qu'elle allât dans les champs. Alors elle se levait de mauvaise humeur et se mettait à pleurer avec une telle abondance que ses larmes suffisaient pour arroser les fleurs. Un jour, jour fatal ! je dormis plus longtemps que d'habitude et j'oubliai de réveiller La Rosée. Quand j'ouvris les yeux, je vis toutes mes pauvres fleurs qui penchaient la tête, leurs pétales jonchaient la terre, leurs tiges étaient sèches, elles se mouraient. Vite, je pris un arrosoir pour réparer ce désastre ; je suppliai un gros nuage noir qui passait de se répandre sur la terre, mais il était trop tard. La Reine des Fées faisait en ce moment sa ronde, le nuage avait fui à son approche et je frémis en songeant à la punition qu'elle allait m'infliger.
FANCHETTE. - Mon Dieu ! Et alors ?
LA FÉE. - Alors je baissai la tête et la Reine des Fées prenant sa grosse voix me dit : « Je t'avais donné la garde de mes fleurs et tu les as laissées mourir, tu seras punie. Tu étais jeune, tu vas devenir vieille, tu étais jolie, tu seras laide, et comme c'est par le manque d'eau que ces fleurs ont été détruites, je te condamne à pleurer éternellement. » Au même instant, je devins comme vous me voyez maintenant et la Reine des Fées passa sans me jeter un seul regard.
FANCHETTE. - Ah ! C'est affreux ! Vous voilà donc vieille pour toujours ? Elle ne pardonnera donc jamais ?
LA FÉE. - Si, mais pour cela, il faudrait un hasard inespéré ; il faudrait que je pusse retrouver ces pauvres fleurs desséchées par ma faute. Où sont-elles maintenant ?
FANCHETTE. - Si elles sont mortes, vous ne les retrouverez pas.
LA FÉE. - Peut-être. Il faut que vous sachiez que chaque fleur qui meurt se change en petite folle et garde son nom. J'en ai vu beaucoup, mais elles fuyaient à mon approche, je leur faisais peur ! Ah ! si elles savaient que pour faire cesser mon enchantement il me suffirait de les embrasser, peut-être me tendraient-elles leurs joues.
FANCHETTE. - Venez, voici la mienne, embrassez-moi.
LA FÉE. - Et comment vous appelez-vous ?
FANCHETTE. - Fanchette.
LA FÉE. - Ce n'est pas un nom de fleur et vous ne pouvez rien pour moi. Ah ! Si vous vous appeliez Rose, Marguerite, ou bien Bleuette et même Coqueliquette, qui sont les noms de mes pauvres victimes, ce serait différent. Mais elles, voudraient-elles que je les embrasse ?
FANCHETTE. - Oh ! mais alors, je viens de voir des petites filles qui s'appellent ainsi et qui jouaient dans cet endroit même où nous sommes, je vais tâcher de les retrouver et de les ramener ici, alors je leur dirai de vous embrasser.
LA FÉE. - Si vous faisiez cela, chère enfant, vous mériteriez d'être fée.
FANCHETTE. - En attendant, il faut que je retrouve Noiraude et la rentre à la maison. Mais je ne sais pas mon chemin. Ma chaumière est sur la lisière de la forêt.
LA FÉE . - Je vais vous y conduire.
FANCHETTE. - Merci, bonne fée ! Mais revenez m'attendre ici, car c'est ici que je dois retrouver mes petites amies. (Elles sortent.)
SCÈNE V
ROSE, MARGUERITE, BLEUETTE, COQUELIQUETTE.
(Elles rentrent en dansant, toujours suivies par les papillons).
Air de la Boulangère.
Les papillons sont revenus
Au fond de la clairière,
Ils ne nous abandonnent plus
Dans leur ronde légère,
Bien plus,
Ils tâchent de nous plaire.
Comme vous, c'est la liberté
Et c'est l'indépendance
Qui nous conserve la gaieté,
Qui convient à l'enfance,
Gaieté
Qui bannit la souffrance !
Insectes aux mille couleurs,
À nous venez sans cesse.
Remplacez près de nous les fleurs
Lorsque l'hiver les blesse,
Les fleurs
De nos yeux la caresse !
ROSE. - Quelle chance, tout de même que notre maîtresse ait été malade, nous allons pouvoir jouer toute la journée.
MARGUERITE. - Malade ! Elle n'est pas bien malade ! C'est un prétexte qu'elle prend de temps en temps pour se débarrasser de nous.
BLEUETTE. - Tu crois ?
ROSE. - Dame ! Elle dit qu'elle a mal aux dents, et elle n'en a plus.
COQUELIQUETTE, riant. - Ah ! ah ! ah ! Comme si on n'avait plus de dents.
ROSE. - Je ne sais pas ! Moi, j'ai toutes les miennes.
BLEUETTE. - Eh bien, moi, j'en ai une qui remue et qui me fait mal. la maîtresse m'a dit que c'était une dent de sagesse, mais tout de même, elle ne m'a pas donné un bon point.
ROSE. - Un bon point ! Pour la sagesse, ça mérite la croix !
MARGUERITE. - En attendant, reprenons nos jeux, voici nos papillons qui frétillent autour de nous, ils n'aiment pas bien à nous voir sérieuses.
ROSE. - Ils savent bien que nous sommes comme eux, frivoles et légères !
COQUELIQUETTE. - Tiens ! Voici la petite Fanchette qui vient de ce côté.
BLEUETTE. - À la bonne heure ! Nous allons bien nous amuser. Je l'aime beaucoup la petite Fanchette !
MARGUERITE. - Et moi aussi ! Fanchette ! Fanchette !
SCÈNE VI
Les Mêmes, FANCHETTE
FANCHETTE. - Mes petites amies, me voilà ! Je suis contente de vous retrouver.
BLEUETTE. - Nous aussi, car nous t'aimons beaucoup.
COQUELIQUETTE. - Et nous t'attendions pour jouer avec nous.
FANCHETTE. - Oui, nous allons jouer ensemble, mais auparavant je veux vous faire une confidence. Toutes les quatre vous m'avez dit que vous étiez orphelines, que vous n'aviez pas de mère.
ROSE. - C'est vrai.
FANCHETTE. - Donc, vous êtes abandonnées ? Vous êtes seules sur la terre. Vous n'aimez personne ?
BLEUETTE. - Si, j'aime mon petit mouton !
COQUELIQUETTE. - Et moi mon petit serin !
MARGUERITE. - Et moi mon petit chien î
ROSE. - Et moi, mon petit chat.
FANCHETTE. - Sans doute, vous les aimez, mais eux !
BLEUETTE. - Oh ! eux, ils nous aiment aussi.
FANCHETTE. - Oui, le mouton, parce que vous lui donnez de l'herbe, le serin parce que vous lui donnez du mil, le chien à cause de sa pâtée et le chat à cause de son mou. Privez-les de nourriture et vous verrez.
ROSE. - Où voulez-vous en venir ?
FANCHETTE. - Vous souvenez-vous, quand je vous ai rencontrées tantôt, que je vous ai demandé si vous aviez une mère ?
BLEUETTE. - Non ! ou du moins, nous ne l'avons jamais connue.
FANCHETTE. - Eh bien vous n'avez pas connu ce qu'il y a de meilleur au monde. Et comme je vous aime beaucoup, j'ai cherché partout et fini par vous trouver votre mère.
MARGUERITE. - Une mère l Une maman ?
FANCHETTE. - Oui !
ROSE. - Et comment la reconnaîtrons-nous ?
FANCHETTE. - C'est-elle qui vous reconnaîtra.
BLEUETTE. - Elle ne nous a jamais vues.
FANCHETTE. - Une mère ne se trompe jamais.
COQUELIQUETTE. - Alors nous allons la voir !
SCÈNE VII
Les Mêmes, La Fée, entrant.
FANCHETTE. - Tenez, c'est cette vieille femme qui va vous conduire près d'elle.
LA FÉE. - Oui, mes enfants. Mais pour cela il faut avoir bien confiance en moi et faire ce que je vous demanderai.
ROSE. - Que faudra-t-il faire ?
BLEUETTE. - C'est-il bien difficile ?
COQUELIQUETTE. - Moi d'abord je veux bien ! Il me semble toujours qu'il me manque quelque chose. J'aime bien mes petites amies, c'est vrai, je ne sais pas ce que c'est qu'une maman, mais il me semble que je. l'aimerais encore mieux.
LA FÉE. - Vous devinez bien.
ROSE. - Est-elle jeune ?
BLEUETTE. - Est-elle jolie ?
LA FÉE. - Oui, elle est jeune et jolie.
COQUELIQUETTE, à part. - J'avais peur que ce ne fut cette vieille.
MARGUERITE. - Eh bien, montrez-nous-la.
LA FÉE. - Le grand jour l'éblouit. Venez avec moi sous ces arbres et vous la reconnaîtrez.
COQUELIQUETTE. - Elle nous embrassera ?
ROSE. - Allons, je me risque moi !
LA FÉE, sortant avec Rose. - Allons, venez, mignonne !
SCÈNE VIII
Les Mêmes, moins La Fée et ROSE.
COQUELIQUETTE. - Si elles allaient ne pas revenir ?
MARGUERITE. - Il me semble qu'elle a jeté un cri.
BLEUETTE. - Un cri ! On lui ferait donc du mal ? Je vais voir.
COQUELIQUETTE. - Et moi aussi ! (Elle sort).
MARGUERITE. - Et moi aussi. (Elle sort.)
SCÈNE IX
FANCHETTE. - Les voilà toutes dans le bois ! Que se passe-t-il ? Je n'entends plus rien ! Pourquoi mes petites amies ne reviennent-elles pas ? Que leur est-il arrivé ? Et la fée ? Qu'est-elle devenue ? Mon Dieu ! J'ai peut-être été imprudente. Si cette vieille femme n'était pas une fée ? Si c'était une aventurière, une de ces voleuses d'enfants comme il y en a tant dans les campagnes ? (À ce moment un nuage de papillons vient l'envelopper entièrement et du milieu se dégage une jeune femme très jolie, couronnée de fleurs et tenant une baguette blanche à la main).
SCÈNE X
FANCHETTE, LA FÉE.
Dover publications inc.
LA FÉE. - Fanchette ! Tu peux comprendre maintenant le service que tu m'as rendu. Je ne suis plus la vieille de tout à l'heure. J'ai retrouvé ma jeunesse, ma beauté et ma puissance. Parle, que puis-je faire pour toi ?
FANCHETTE. - Que sont devenues mes compagnes ?
LA FÉE. - Rassure-toi, tes compagnes sont heureuses... Regarde sur ma tête ! Voici Rose, Bleuette, Coqueliquette et Marguerite. Tu ne les verras plus sous la figure humaine, mais tu pourras vivre et causer avec elles. Rose t'apprendra la douceur, Bleuette la délicatesse, Marguerite te donnera des bons conseils et Coqueliquette t'enverra de jolis songes. Et maintenant que désires tu ?
FANCHETTE. - Je ne les reverrai plus ! Et non plus sans doute ces jolis papillons qu'elles savaient apprivoiser.
LA FÉE. - Si, chère enfant ! La fée permet de cueillir des fleurs et d'en faire des gerbes. Partout où tu iras avec elles, les papillons te suivront et se poseront dessus, seulement il t'est défendu de les prendre, et de leur faire du mal, eux aussi sont des fleurs, les fleurs de l'air et tu sais, par mon exemple, comme on est puni quand on les fait mourir ! (À ce moment les papillons envahissent la scène et la fée disparaît au milieu du nuage qu'ils forment et Fanchette est soudain entourée d'une gerbe de fleurs.)
(Rideau)
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