THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

?LA  DAME. - Méchante fille ! Vous m'outragez, et vous sentez votre tort, puisque vous n’osez pas vous montrer. Ah ! laissez-moi, enfoncez-vous dans cette forêt et allez-y rougir de votre ingratitude... Mais j'aperçois deux hommes que j'ai vus sur notre vaisseau...


SCÈNE  V.


(Les deux hommes reviennent.)


LA DAME, à part. - Hélas ! il y en a peut-être encore d'autres de sauvés.

LE PREMIER HOMME, à l'autre. - Eh ! tiens, voilà cette brave dame qui s'était embarquée avec nous. (Il avance vers elle.) Ah ! bon Dieu ! ma chère dame, y a-t-il longtemps que vous êtes ici, et y avez-vous trouvé quelque autre personne de notre équipage ?

LA DAME. - Non. Je n'y ai entendu que mon ingrate femme de chambre, qui m'a insultée et abandonnée.

LE PREMIER. - Et nous venons d'être trahis aussi par quelqu'un qui, soi disant, avait offert à déjeuner à mon camarade ; mais je crois plutôt qu'il l'avait rêvé, car nous n'avons pu trouver ni le déjeuner ni la personne.

LE SECOND. - Mais je ne conçois pas ça, après les amitiés qu'il m'a faites ici même... Tiens, j'étais là quand il m'a parlé.

LE  PREMIER. - Mais, imbécile, je te dis que c’est les oreilles qui t'ont corné. Où diantre veux-tu qu'il y ait des caves et des cuisines, puisqu’il n'y a pas seulement de maison?

LE  SECOND. - Et moi je te soutiens qu'on m'a parlé, et bien clair même. Ainsi y a du monde et il faut bien que ce monde-là ait de quoi boire et manger. Ainsi, cherchons bien, et nous trouverons forcément de quoi aussi pour nous.

(Un singe passe dans le fond.)

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LE  PREMIER, à l'autre. - Oh ! tiens, je m’avise mieux que toi, moi... Vois-tu ce singe ? C'est un animal rusé et gourmand ; suivons-le, et s'il y a par ici quelque endroit cultivé, quelques champs de légumes ou quelques arbres à fruits, il nous y conduira... Venez avec nous, madame, et vous partagerez ce que nous trouverons.

LA  DAME. - Ah ! je n'aurai pas la force d'aller bien loin.

LES  DEUX  HOMMES. - Nous vous aiderons à marcher...

     (Ils commencent à marcher et plusieurs voix crient ensemble :)

VOIX. - À la garde ! Au feu ! Au voleur ! Arrêté ! Arrêté !

LA DAME, tremblante, ainsi que les deux hommes. - O ciel l ils vont nous assassiner.

(Les voix recommencent:) 
 

VOIX. - Arrête ! Arrête ! En prison, le voleur ! Tue ! Tue ! Tue !

LA  DAME. - Ah ! me voilà déjà morte !

LE  PREMIER. - Eh vite ! sauvons-nous. J'aperçois l'entrée d'une caverne, allons nous y cacher bien vite.


(Ils y vont et s'y enfoncent.)


SCÈNE  VI.

Les perroquets riant tous ensemble.


LES PERROQUETS. - Ah ! ah ! ah ! ah !

(Un serpent traverse en tortillant, et entre dans la caverne.)



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ombre de Nicolas AUBERT
 

SCÈNE  VII.


(Les deux hommes et la Dame ressortent de la caverne par un autre côté.)

LA  DAME, en sortant la première. - Miséricorde !...

LE  PREMIER, qui tient la Dame par le bras. - Eh vite ! madame, esquivons-nous.

LE  SECOND. - Eh ! ne me laissez donc pas là pour l'écot à moi tout seul. Il n'y en aurait pas pour une de ses dents creuses !

LE  PREMIER. - Nous sommes bien heureux que la caverne ait une double sortie, pour nous échapper de ce monstrueux serpent !...

LE  SECOND. - Oh ! Oui ! sans quoi nous serions croqués tous les trois.

(Les perroquets recommencent à rire.)

LES  PERROQUETS. - Ah ! Ah ! Ah ! C’est bon, ça !...

LE  SECOND. - Entends-tu, les enragés qui se moquent de nous à présent ?...

LES  PERROQUETS. - C’est du rôti... du mouton...

LE  PREMIER. - Non, ventre-dieu ! C’est ben du chrétien, et si vous aviez de l'âme, vous n'en mangeriez pas...

UN  PERROQUET chante : - 

Quand je bois du vin clairet,
T
out tou-ou-ou-ourne au cabaret.

LE  SECOND. - Ah l les misérables ! disons notre in manus, les v'là qui chantent notre enterrement.

LE  PREMIER. - Au contraire, jarnibleu ! Leur gaîté me rassure un peu. C'est preuve qu'ils ne sont pas si méchants et qu'ils veulent nous faire plus de peur que de mal. Quand on rit, on ne mord pas.

LE  SECOND. - Eh ! tais-toi, donc, nigaud... Le chat qui joue avec la souris finit par l'étrangler.

LE  PREMIER. - C’est égal. Il faut toujours essayer à les prendre par la douceur, puisqu'ils sont les plus forts... Humilions- nous donc devant eux. A genoux, tous.

(Il se met à genoux et le second aussi.)

     Hélas ! mes bons messieurs, mes braves habitants !... Ayez pitié de trois misérables naufragés qui, n'ayant ni bu ni mangé depuis vingt-quatre heures, sont maigres, étiques et décharnés, et ne pourraient vous fournir un bon repas. Daignez nous accorder quelques secours , et si vous voulez finir par nous dévorer, donnez-nous au moins le temps de nous engraisser auparavant.

LE  SECOND. - Eh ! va-t'en au diable, toi, avec ta chienne de prière ! Je ne veux être dévoré ni gras ni maigre, moi.

LE  PREMlER. - Eh ! laisse donc, mon cher ! C’est un répit que je demande. Et dès que l'on a terme pour payer, l'on ne doit rien.

LES  PERROQUETS, riant. - Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

LA  DAME. - Ah ! nos prières sont bien inutiles... Ce font des barbares qui se rient de nos douleurs et de nos larmes...

UNE  PERRUCHE. - Elle a du chagrin, ma maîtresse.

UN  PERROQUET. - Baise, baise, Perrot, mon ami !...

LE  SECOND. - Et voilà aussi mon traître, qui m'avait invité à déjeuner, qui vient pour me donner le coup de grâce ! (Il crie, en colère.) Va-t'en au diable ! avec ton amitié, et tuez-nous tout de suite, nous en serons plus tôt quittes !


SCÈNE  VIII

Les précédents.


(Un tigre paraît, ou bien le serpent qui est déjà venu.)

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tigre
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LE PREMIER. - Ah l mort de ma vie ! Voilà le grand exterminateur qui nous arrive ! Gare sa dent carnassière !

(Il grimpe sur un arbre.)

LE  SECOND grimpe sur un autre, en criant. - Ah ! c'est bien fini pour nous tous. Adieu, ma pauvre dame !...

LA  DAME. - Ciel ! ayez pitié de moi !

     (Elle reste à terre évanouie, et le tigre s'avance vers elle. On entend le bruit d'un coup de fusil ou de pistolet qui tue le tigre ; il tombe.)


SCÈNE  IX.

Les précédents, un Officier, le patron du canot.


illustration tirée d'une planche d'Epinal
libre de droits

     (Un canot paraît au fond, sur les bords de la mer. Un officier saute à terre et court à la Dame avec le patron du canot.)


officier

L'OFFICIER. - Rassurez-vous, ma chère dame ! le tigre est mort ; vous n'avez plus rien à craindre et vos malheurs sont finis, puisque je vous retrouve.

LA DAME. - Ah ! monsieur, c’est le Ciel qui vous envoie à mon secours !

LE  SECOND, dégringolant de son arbre. - Ah ! Dieu ! c’est mon cher maître, qui est sauvé aussi.

LE  PREMIER. - Eh ! mon cher La Bouline, le patron du canot !

(Il l'embrasse.)

L'OFFICIER. - Oui, mon ami, et nous venons vous sauver tous... Madame, notre capitaine a de même échappé au naufrage avec quelques hommes, dans la grande chaloupe du navire, et nous allons nous rendre à une terre habitée par des Français, nos amis, à peu de distance de cette île ; supposant que quelques personnes de notre équipage seraient peut-être jetées sur cette côte, il m'a donné l'ordre de venir la visiter et de ramener ceux que nous aurions le bonheur d'y rencontrer. Venez, madame, embarquons-nous.


patron

LE  PREMIER, au patron. - Ah ! Cadédis ! mon cher, ah ! que vous arrivez bien à temps pour nous délivrer de ces sauvages qui voulaient nous égorger !

LE  PATRON. - Bon ! quels sauvages, donc !

LE  SECOND. - Eh ! les furieux habitants de cette île maudite.

LE  PATRON. - Eh ! mais, morguenne, elle est déserte, l'île ! Il n'y a personne dedans que nous cinq, à présent.

LE  PREMIER. - Mais, sambleu ! Je vous soutiens qu'ils nous ont parlé, menacés et poursuivis!..

LA  DAME. - Rien n'est plus véritable.

LE  SECOND. - Ah ! Oui, et décampons au plus vite, sans quoi nous allons tous être mis à la broche ou fricassés de compagnie.

LES  PERROQUETS, haut. - Ah ! ah ! ah !

LE  SECOND. - Tenez ! les entendez-vous qui reviennent déjà ?... Les enragés ! Je vous dis que c’est des ogres qui sentent la chair fraîche.

LE  PATRON, riant, à son tour, plus fort. - Comment ! mordié ! C’est ça qui vous fait peur ?.. . Eh ! mes pauvres camarades, ces ogres-là ne sont rien que des perroquets.

LE  PREMIER,  LE  SECOND  ET  LA  DAME. - Comment ! des perroquets ?...

LE PATRON. - Ah ! pas plus terribles que ça... et voilà l'histoire de cette énigme-là . Un de ces oiseaux, qui avait été très instruit chez un habitant de l'île où nous allons nous rendre, où il avait bien appris à parler, s'en échappa, un jour, par la négligence d'un domestique ; il vola jusque dans cette île, où il y avait beaucoup de son espèce. Comme il répétait sans cesse tous les mots qu'il avait appris chez son maître, ses nouveaux camarades, à force de l'entendre, en ont su bientôt autant que lui, et, depuis ce temps, ils parlent et babillent tous. C’est de là qu'on a nommé cet endroit l’Ile des Perroquets. Mais les innocentes bêtes ne mettent pas de mauvaises intentions dans ce qu'elles disent.

LE  PREMIER VALET. - Ah ! Je comprends, à cette heure. C’est comme dans nos grandes villes, où l'on voit tant de ces babillards vouloir faire les savants et les docteurs, et qui ne sont rien que des perroquets ennuyeux.

LE SECOND VALET. - Ah ! mordine ! Ça n'empêche pas que les perroquets d ici m'ont fait une fière peur...

LE  PREMIER. - A propos, avant de partir, tu dois bien faire un compliment d'adieu à ton ami, à ton camarade d'école qui t'avait invité à déjeuner...

LE  SECOND. - Eh ! ne te moque pas tant ! tu en retrouveras peut-être d'autres qui te joueront de plus mauvais tours.

L'OFFICIER. - Oui, mes amis. Cela prouve que la parole est souvent bien trompeuse, et que l'on ne doit s'y fier qu'avec précaution. On se laisse induire en erreur par les fausses promesses d'un flatteur intrigant qui ne veut rien vous tenir ; ou on se laisse intimider par les menaces d'un fanfaron qui veut nous mettre à contribution. L'homme prudent ne s'arrête pas à de vains propos, il étudie les caractères, il calcule les circonstances et les possibilités, et n'accorde sa confiance qu'à ceux qu'il a reconnus dignes de la mériter.

LE  SECOND. - Allons, v'là qu’est ben dit, et quand on viendra pour m'en faire accroire, je me souviendrai de l’Île des Perroquets,


(Ils se rembarquent dans le canot y qui ne paraît qu'un peu au fond.)


FIN
 


     Cette pièce d'ombres est tirée de l'ouvrage consultable et téléchargeable en ligne, auquel on pourra se reporter :
http://openlibrary.org/books/OL23549332M/Histoire_de_ce_spectacle_depuis_son_origine_jusqu'a_sa_disparition_1776-1870



     Les ombres de personnages sont tirées de la planche : silhouettes théâtrales
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84374221.r=silhouettes+th%C3%A9%C3%A2trales.langFR

Le tout fait partie du domaine public.

 
 



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