NARRATEUR. - Le cavalier descendit, et après avoir pris l'or, il aida Aliocha à monter et lui mit la bride à la main en disant :
LE CAVALIER. - Maintenant, quand tu voudras aller vite, tu n'as qu'à faire claquer la langue et dire : Hop ! hop !
NARRATEUR. - Aliocha était dans la joie quand il se vit à cheval. Au bout d'un instant l'envie lui prit d'aller plus vite, et il se mit à claquer la langue et à crier :
ALIOCHA. - Hop ! Hop !
NARRATEUR. - Aussitôt le cheval se lança au galop, et Aliocha, avant d'avoir eu le temps de se méfier, était jeté par terre dans un fossé sur le bord de la route. Le cheval aurait continué de courir, s'il n'avait été arrêté par un paysan qui venait en sens opposé, chassant une vache devant lui. Un troupeau de vaches magnifiques le suivait. Aliocha, de fort mauvaise humeur, se releva comme il put et dit au paysan :
ALIOCHA. - C'est un triste passe-temps que d'aller à cheval, surtout quand on a affaire à une mauvaise bête comme celle-ci, qui vous jette par terre au risque de vous rompre le cou ; Dieu me préserve de jamais remonter dessus ! À la bonne heure une vache comme la vôtre ; on va tranquillement derrière elle, et par-dessus le marché on a chaque jour du lait, du beurre, du fromage. Que ne donnerais-je pas pour posséder une pareille vache !?
LE PAYSAN. - Eh bien, puisque cela vous fait tant de plaisir, prenez ma vache pour votre cheval.
ALIOCHA. - Marché conclu !
NARRATEUR. - Aliocha était au comble de la joie. Le paysan monta à cheval et s'éloigna rapidement. Aliocha chassait tranquillement sa vache devant lui, en songeant à l'excellent marché qu'il venait de faire.
ALIOCHA. - Un morceau de pain seulement et je ne manquerai de rien, car j'aurai toujours du beurre et du fromage à mettre dessus. Si j'ai soif, je trais ma vache et je bois du lait. Que peut-on désirer de plus ?
NARRATEUR. - Aliocha continua son chemin. On approchait de midi ; la chaleur était accablante, et il se trouva dans une lande qui avait plus d'une lieue de long. Il souffrait tellement du chaud, que sa langue était collée de soif à son palais.
ALIOCHA. - Il y a remède au mal, pensa-t-il ; je vais traire ma vache et me rafraîchir d'un verre de lait.
NARRATEUR. - Il attacha sa vache à un tronc d'arbre et, faute de seau, il tendit son chapeau. Mais il eut beau presser le pis, pas une goutte de lait ne vint au bout de ses doigts. Pour comble de malheur, comme il s'y prenait maladroitement, la bête impatientée lui donna un coup de sabot sur la tête. Elle l'étendit sur le sol, où il resta un certain temps sans connaissance. Heureusement, il fut relevé par un boucher qui passait par là, en tirant derrière lui un magnifique bélier.
BOUCHER. - Écoutez mon conseil, monsieur. Cette vache ne vous donnera jamais de lait : c'est une vieille bête qui n'est plus bonne que pour le travail ou l'abattoir.
ALIOCHA. - Qui s'en serait avisé ? Sans doute, cela fera de la viande pour celui qui l'abattra ; mais pour moi je n'aime pas la viande de vache, elle n'a pas de goût. À la bonne heure un beau bélier comme le vôtre : voilà qui est bon sans compter la laine !
BOUCHER. - Écoutez, Aliocha ; pour vous faire plaisir, je veux bien troquer mon bélier contre votre vache.
ALIOCHA. - Que Dieu vous récompense de votre bonne amitié pour moi .
NARRATEUR. - Aliocha livra sa vache au boucher. Celui-ci lui remit son bélier.
Aliocha continuait son chemin en songeant combien il avait de chance : trouvait-il une difficulté, elle était aussitôt aplanie. Seulement, il n'avait pas prévu que le bélier ne voudrait pas quitter son troupeau. Il devait tirer, tirer et encore tirer. Sur ces entrefaites, il rencontra une jeune fille qui menait des cochons.
ALIOCHA. - Bonjour, mademoiselle, vous ne voudriez pas échanger un de vos cochons contre mon magnifique bélier ?
LA JEUNE FILLE. - Mais avec plaisir, monsieur.
NARRATEUR. - Et Aliocha échangea son bélier contre un cochon. En chemin, il rencontra une autre jeune fille qui menait de belles oies blanches.
ALIOCHA. - Bonjour, jeune fille.
JEUNE FILLE. - Bonjour, monsieur.
ALIOCHA. - Pourquoi mènes-tu des oies ?
JEUNE FILLE. - Je porte ces oies pour un repas de baptême. Voyez comme elles sont grasses ! Celui qui mordra dans ce rôti-là verra la graisse lui couler des deux côtés de la bouche.
ALIOCHA. - C'est vrai qu'elles sont belles. Mais il en faut au moins une dizaine pour valoir un cochon.
JEUNE FILLE. - Écoutez, l'affaire de votre cochon pourrait bien n'être pas claire. Dans le village par lequel j'ai passé tout à l'heure, on vient justement d'en voler un dans l'étable du maire. J'ai peur, j'ai bien peur que ce ne soit le même que vous emmenez. On a envoyé des gens battre le pays ; ce serait pour vous une vilaine aventure, s'ils vous rattrapaient avec la bête ; le moins qui pourrait vous en arriver serait d'être battu à coups de bâton.
ALIOCHA. - Hélas : il n'y a qu'une chose à faire : prenez mon cochon et donnez-moi votre oie.
JEUNE FILLE. - C'est beaucoup risquer, mais j'accepte car vous ressemblez à mon oncle.
NARRATEUR. - Et ainsi, Aliocha échangea son cochon contre une oie.
ALIOCHA. - En y réfléchissant bien, j'ai encore gagné à cet échange, d'abord un bon rôti ; puis avec toute la graisse qui en coulera, me voilà pourvu de graisse d'oie pour trois mois au moins ; enfin, avec les belles plumes blanches, je me ferai un oreiller sur lequel je dormirai bien sans qu'on me berce. Quelle joie pour ma femme !
NARRATEUR. - Seulement, l'oie n'avait aucune envie de suivre Aliocha qui fut obligé de se fâcher et de la porter.
LE GENDARME. - Holà ! Monsieur, que faites-vous céans ?
ALIOCHA. - Céans ? Je porte l'oie que je viens d'acquérir.
LE GENDARME. - Et vous la traitez mal. Monsieur, soit je vous dresse un procès verbal pour mauvais traitement à animal, soit vous me remettez cette oie sur le champ.
ALIOCHA. - C'est d'accord, prenez-la !
NARRATEUR. - Et Aliocha finit par arriver chez lui les mains vides.
LA FEMME. - Alors, Aliocha, tu as encore les mains vides ?
ALIOCHA. - Avant, j'avais une oie.
LA FEMME. - Mais où as-tu acheté cette belle oie ?
ALIOCHA. - Je ne l'ai pas achetée, je l'ai eue en échange de mon cochon.
LA FEMME. - Et le cochon ?
ALIOCHA. - Pour un bélier.
LA FEMME. - Et le bélier ?
ALIOCHA. - Je l'ai eu pour ma vache.
LA FEMME. - Et la vache ?
ALIOCHA. - Pour un cheval.
LA FEMME. - Et le cheval ?
ALIOCHA. - Pour un lingot d'or gros comme ma tête.
LA FEMME. - Et le lingot ?
ALIOCHA. - C'était ma récompense pour avoir sauvé un homme de la noyade.
LA FEMME. - Et avec une telle fortune, tu n'as pensé qu'à revenir vers moi ?
ALIOCHA. - Oui, ma femme !
LA FEMME. - C'est une bonne nouvelle. Viens, rentrons à la maison, je vais te faire une soupe.
NARRATEUR. - Et c'est ainsi qu'Aliocha retrouva sa femme.
FIN