THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

REMPLUMÉ. - On voit bien que vous ne donnez plus d'audiences depuis quelques jours, vous verriez les métamorphoses que vous avez produites : votre ministre de la Justice, c'est un ours ; votre ministre des Finances est devenu rat ; votre ministre de l'Instruction publique, un âne ; et ainsi des autres ! Les femmes de votre cour se trouveraient plutôt dans un potager que dans un parterre, vos gardiens du sérail étant transformés en melons. Quant vos sujets, ce ne sont pas même des concombres, ce sont des cornichons.

BÉTA. - Il serait vrai !

REMPLUMÉ. - Le prince Pathos aura donc une réception splendide et originale mais ce n'est pas tout, il faut qu'il vienne, et je ne vois pas comment on pourrait le décrocher de là-haut.
BÉTA. - Approche donc un peu ta lunette près de moi, car ma dignité m'empêche de descendre de mon trône. Je voudrais voir moi-même ce qu'il fait là-haut.

REMPLUMÉ. - Voici la lunette, Sire. (Il roule la lunette jusqu'au trône).

BÉTA. - Oui, je le vois ! Il n'est pas mal de sa personne, mais il a l'air abruti on dirait qu'il descend de la lune.

     (Coup de tam-tam. Musique. Un héraut annonce le prince Pathos. Remplumé emporte son télescope dans la coulisse. Fanfares).


SCÈNE  VI

LES  MÊMES,  LE  PRINCE  PATHOS


BÉTA. - Mon bon Remplumé ! Comme tout s'arrange ! Il n'y a plus que ma fille et ma femme... et encore elle !...

REMPLUMÉ. - Voici le prince !

LE PRINCE PATHOS. - Sire, la Renommée aux cent bouches, car on dit qu'elle en a cent, m'a appris qu'il existait une princesse merveilleuse de beauté, qui se trouvait dans l'âge de prendre un mari. Je viens me mettre sur les rangs. Je suis le prince Pathos, poète décadent et incompris, ce qui est une gloire dans notre siècle. Je mets tous mes vers aux pieds de la princesse et, si j'obtiens sa main, je m'engage à les brûler tous et à en composer d'autres qui célébreront éternellement sa gloire et sa beauté !

BÉTA. - Prince, soyez le bienvenu ! Vous arrivez justement aujourd'hui au moment où la cour s'apprêtait à se réjouir en l'honneur de la vingt-septième année de notre règne. Ce jour-là, la licence est plus grande, et tout le monde revêt un travestissement particulier. Nous ne vous imposerons point cette formalité, mais vous serez obligé de trouver votre fiancée sous le travestissement qu'elle a choisi. Ainsi, ce sera bien une conquête que vous aurez faite.

REMPLUMÉ, au Roi, bas. - Très bien ! très bien Sire !

BÉTA, à Remplumé, bas. - Ne me parle donc pas ! je dirais encore des bêtises. (Haut.) Prince Pathos, allez prendre place sur ce trône que j'ai fait dresser vis-à-vis du mien. Toute la cour costumée va avoir l'honneur de défiler devant vous. (Musique. Mouvement de marche).


ORDRE  DU  DÉFILE


1° Le Ministre des Finances, sous la figure de : Un Rat.
2° Le Ministre de l'Instruction Publique : Un Âne.
3° Le Ministre de la Justice : Un Ours.
4° Le Ministre des Beaux-Arts : Un Singe.
5° Le Ministre de la Guerre : Un Lapin.
6° Le Préfet de Police : Un Dogue.
7° La Censure : Feuille de vigne et Ciseaux.
8° La Reine Bétasse : Une Dinde.
9° La Princesse Bétinette : Un Chou.
10° Dame de la cour : Une Tomate.
11° Dame de la cour : Une Carotte.
12° Dame de la cour : Une Pomme de terre.
13° Dame de la cour : Un Poireau.
14° Les Gardiens du sérail : Des Melons.
15° Le Directeur de l'Observatoire : REMPLUMÉ.
16° La Magistrature : Des Hiboux.
17° Le Barreau : Des Pies.
18° L'Académie : Grandes Perruques.
19° La Chorale : Des Canards.
20° Les Sujets du Roi : Des Cornichons
.



FIN  DU  PREMIER  ACTE


ACTE  SECOND



Même décor, avec une table à gauche. Les deux trônes sont enlevés.


SCÈNE  I



LE PRINCE PATHOS. - J'ai assisté hier à une bizarre présentation. Le roi Béta a des idées bien singulières ! Comment veut-il que je trouve sa fille au milieu d'un tas d'animaux et de légumes ? Si encore il y avait eu des fleurs ? Mais pas une ! Aussi, je l'avoue, il m'a été impossible de faire mon choix, et cependant, il faut que je me marie ! Papa le veut pour payer mes dettes ! Allons ! Avant de la connaître, faisons-lui quelques vers décadents. (Il se met à la table ; à mesure qu'il écrit des lignes vertes y apparaissent). Quelques vers seulement. (On frappe à la porte). Entrez ! Ah ! c'est vous, Monsieur l'astrologue !



SCÈNE  II

LE  PRINCE  PATHOS,  REMPLUMÉ


REMPLUMÉ. - Moi-même, prince ! Je viens au nom de mon bien-aimé souverain, Béta premier, m'informer de votre décision au sujet de sa fille.

LE PRINCE PATHOS. - Justement je m'occupais d'elle.

REMPLUMÉ. - Ah ! Ah !

LE PRINCE PATHOS. - Oui, voyez ces vers.

REMPLUMÉ. - Ce sont des vers de couleur !

LE PRINCE PATHOS. - Ils n'en manquent pas ; jugez plutôt (Il lit) :
          « À vos pieds, mettre je voudrais
          « Mon cœur issu de l'Espérance,

          « Mais de vos adorables traits
          « J'ignore encor la performance ! »
Car, enfin, je ne connais pas la princesse.

REMPLUMÉ. - Quoi ! vous ne l'avez pas reconnue sous son déguisement ?

LE PRINCE PATHOS. - Hélas non ! Qui pourrait me faire supposer que ce fût celle-ci ou celle-là ?

REMPLUMÉ. - Votre cœur n'a-t-il donc pas battu quand elle a passé près de vous ?

LE PRINCE PATHOS. - Mon cœur a battu tout le temps, mais aucun costume n'a pu me la désigner.

REMPLUMÉ. - Vous avez deux jours pour vous rattraper.

LE PRINCE PATHOS. - C'est vrai ! je ne dois rester que trois jours à la cour du roi,Béta. Ah ! si vous pouviez me donner quelques indications.

REMPLUMÉ. - Oh ! cela m'est bien défendu Pourtant, je puis vous dire que, si vous consultiez votre cœur attentivement, c'est là que vous trouveriez des renseignements.

LE PRINCE PATHOS. - Mon cœur ! Mais comment ?

REMPLUMÉ. - Eh bien, quand vous serez marié, vous donnerez bien à votre femme, en particulier, un petit nom amical !

LE PRINCE PATHOS. - Certes ! je l'appellerai mon ange, ma déesse, mon âme.

REMPLUMÉ. - Pas cela, c'est trop poétique ! La princesse Bétinette ne comprendrait pas.

LE PRINCE PATHOS. - Je pourrais lui donner un nom d'oiseau ! Ma poule, par exemple.

REMPLUMÉ. - Bien bourgeois, ma poule ! Voyons, cherchez encore ! Prenez comme type une chose que vous aimez bien. une chose qui se mange.

LE PRINCE PATHOS. - Qui se mange ?...

REMPLUMÉ. - Oui, simple, vulgaire même, mais excellente, parce qu'elle a un cœur !

LE PRINCE PATHOS. - Un cœur ! Mettez-moi sur la voie.

REMPLUMÉ. - Que je vous mette sur la voie ? Évidemment, vous n'êtes pas dans le train ! Mais je vous en ai dit trop ! Vous devriez avoir déjà deviné ! Je n'ajouterai plus qu'un mot c'est une plante potagère on en cultive à Milan.

LE PRINCE PATHOS. - À Milan ?

REMPLUMÉ. - Réfléchissez, prince, je reviendrai savoir votre réponse tout à l'heure. (Il sort).



SCÈNE III

LE PRINCE PATHOS, puis BÉTASSE



LE PRINCE PATHOS. - À Milan ? Une plante potagère ? Je ne vois pas ! J'ai beaucoup étudié les fleurs, surtout celles de Rhétorique, mais pas les légumes ! Une idée ! Je vais aller à la cuisine ! (Il va pour sortir).

BÉTASSE, entrant. - Glou ! Glou ! Glou ! Glou !


LE PRINCE PATHOS. - Une dinde !

BÉTASSE. - Parlons bas ! Personne ici ?

LE PRINCE PATHOS. - Personne que vous et moi.

BÉTASSE. - Vous avez vu ma fille ?

LE PRINCE PATHOS. - Vous avez une fille ? Une petite dindonnette !

BÉTASSE. - Pas dindonnette, Bétinette ! Je suis la reine Bétasse !

LE PRINCE PATHOS. - Sous ce costume ?

BÉTASSE. - Il le faut bien ! C'est la coutume !

LE PRINCE PATHOS. - Alors parlez ! Votre fille. Je viens pour elle ! Est-elle aussi une dinde comme vous ?

BÉTASSE. - Une dinde ! Oh ! Prince ! Ah ! c'est vrai ! J'oubliais mon costume.

LE PRINCE PATHOS. - Parlez ! Mais parlez vite ! On peut venir. J'attends ! On m'a dit qu'elle était de Milan.

BÉTASSE. - De Milan ? Non, au fait, oui... peut-être... elle est chou !

LE PRINCE PATHOS. - Ô Ciel ! Chou ! de Milan ! Je l'adore !

BÉTASSE. - Vous l'aimez ? Hâtez-vous de l'épouser.

LE PRINCE PATHOS. - Oui ! Mais je voudrais lui parler auparavant. Où est-elle ?

BÉTASSE. - Je vais vous l'envoyer ! Silence et discrétion !

LE PRINCE PATHOS. - Ô mon chou ! Mon petit chou !

BÉTASSE. - Je cours. (À part). Dieu ! Quel bon mari pour ma fille ! (Elle sort).





 
 



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