THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

LE GENDARME. - Précisément.

BOULENBOIS. - Mais elle n'est pas de me faire du mal.

LE GENDARME. - Non ! Je dois même empêcher qu'on vous en fasse.

BOULENBOIS. - Eh bien, il faut m'enlever cette corde qui me brise les poignets !
 
LE GENDARME. - Oh ! ça, c'est impossible ! Ce serait vous mettre en liberté et vous êtes prisonnier. Cette corde, si j'ose m'exprimer ainsi, c'est une prison extérieure.
 
BOULENBOIS. - Mais la prison extérieure est cette île de laquelle, ni vous ni moi ne pouvons sortir et qui, par dessus le marché est déserte, ce qui veut dire qu'elle ne possède aucun habitant. Donc, je ne puis faire de mal à personne, puisqu'il n'y a personne ici et je ne puis pas me sauver, puisque l'île est isolée. Comme vous dites : c'est une prison extérieure.
 
LE GENDARME. - J'ai eu tort, je le vois, de me servir de cette circonlocution, mon devoir est de vous conduire en prison.

BOULENBOIS. - Eh bien ! menez-moi en prison.

LE GENDARME. - Je ne pense pas qu'il en existe une ici.

BOULENBOIS. - Alors, vous ne faites pas votre devoir.

LE GENDARME. - Ce n'est pas vous qui me l'apprendrez, mon devoir ! Maintenant motus ! Restez tranquille !

BOULENBOIS. - Si je veux !

LE GENDARME. - Ah ! ah ! Vous vous rebiffez ?
 
BOULENBOIS. - Au bout du compte, je suis bien sot de me laisser faire. Nous voici dans un pays éloigné de toute civilisation. Il n'y a ni pouvoir, ni justice, ni armée, ni police, ni sergents de ville, ni conseil municipal, ni députés, ni sénateurs, personne enfin de supérieur à moi, un simple effort et je suis libre. (Il se détache.) Allons-y.

LE GENDARME. - Que faites-vous ?

BOULENBOIS. - Je prends ma liberté et je vous rends la vôtre.

LE GENDARME. - Au secours ! Au secours ! À moi !

BOULENBOIS. - Taisez- vous ! Vous allez ameuter tout le quartier et réveiller les bêtes
féroces,s s'il y en a ici.


LE GENDARME. - Les bêtes féroces ! C'est vous ! Au secours !
 

SCÈNE III

 

Les Mêmes, ROBINSON.

 

ROBINSON. - Qu'est-ce qu'il y a ? Un étranger ? Deux étrangers ? Mon île est envahie ?

LE GENDARME. - Monsieur ! Prêtez-moi main forte ! Cet homme est un brigand, un voleur, un assassin, je ne sais pas ce qu'il est, cependant il est plus qu'un accusé, c'est un condamné que j'étais chargé de conduire au pénitentiaire des îles. Moi je suis un gendarme.

ROBINSON. - Je le vois bien. Mais il n'y a rien à faire pour vous ici. il n'y a pas de prison. Laissez donc aller votre prisonnier. Quand il aura fait le tour de l'île, il sera bien obligé de revenir ici. Car il ne trouvera rien à manger, nulle part, que dans ma cabane.

LE GENDARME. - Faites donc comme vous voulez, moi je m'en lave les mains. Seulement je vous ferai observer que c'est la première fois que je manque à mon devoir. (À Boulenbois.) Eh bien, que faites-vous ici, vous n'avez donc pas compris ce que je viens de dire. Fichez donc le camp !

BOULENBOIS. - C'est vrai ! J'oubliais. Faites excuse ! (Il sort).

 

SCÈNE  IV

 

ROBINSON,  LE  GENDARME.

 

LE GENDARME. - Maintenant que nous l'avons laissé aller, je m'aperçois que vous m'avez fait faire une bêtise.

ROBINSON. - Une bêtise ? Comment cela ?

LE GENDARME. - Sans doute ! Le voilà libre dans l'île, mais comme il n'y trouvera rien pour vivre, il sera obligé de revenir ici.

ROBINSON. - Et alors, nous le reprendrons.

LE GENDARME. - S'il se laisse reprendre ! Mais il y a une chose à laquelle nous n'avons pas pensé, c'est l'heure à laquelle il peut revenir. Si c'est le jour, ça va bien ! Il est seul, nous sommes deux, nous en viendrons à bout. Mais si c'est la nuit ?...

ROBINSON. - C'est exactement la même chose.

LE GENDARME. - Du tout. Il peut nous faire un mauvais coup. Nous tomber dessus pendant notre sommeil.

ROBINSON. - Cela ne l'avancerait à rien. Je n'ai rien à voler.

LE GENDARME. - Possible ! Mais les malfaiteurs font toujours des mauvais coups.

ROBINSON. - Eh bien, nous veillerons à tour de rôle.

LE GENDARME. - Ça sera bien fatigant ! Écoutez, ne bougez pas d'ici, je vais tâcher de le repincer. S'il revient par ici pendant mon absence, arrêtez-le.

ROBINSON. - Mais je ne suis pas gendarme !

LE GENDARME. - C'est juste ! Je veux dire : retenez-le. (il sort.)

 

SCÈNE  V

 

ROBINSON. - Voilà ma tranquillité perdue ! Ces visiteurs sont bien désagréables ! Ils ont envahi mon domaine et le considèrent déjà comme à eux. Comment pourrai-je m'en débarrasser ? C'est qu'on ne sort pas d'ici aussi facilement qu'on y entre. Il faudra donc les subir jusqu'à la fin de mes jours ? Ah ! Voici le prisonnier, il n'a pas l'air si méchant que cela. Amadouons-le. Eh bien, mon brave ?

 

SCÈNE VI

 

ROBINSON, BOULENBOIS.

 

ROBINSON. - Vous avez fait le tour de l'île ?

BOULENBOIS. - A peu près. Il n'y a rien à faire.

ROBINSON. - Pardon ! Il y a pas mal de poissons dans les rochers.

BOULENBOIS. - Je veux dire qu'il n'y a rien à se mettre sous la dent. En fait de gibier je n'ai trouvé qu'un rat. C'est maigre !

ROBINSON. - Oui, mais vous ne deviez pas être habitué à faire grosse chère.

BOULENBOIS. - Oh là, là ! Quand j'étais libre, je ne mangeais pas tous les jours. Une fois seulement je m'en suis fourré jusque-là, mais ça m'a coûté cher.

ROBINSON. - Contez-moi ça !

BOULENBOIS. - Oh ! J'veux bien, c'est pas un secret. Ça a été dans les journaux dans le temps. C'était un soir, selon mon habitude je n'avais pas dîné et je crevais de faim. J'vois un charcutier, non, c'était une charcutière ; elle était seule dans sa boutique. Je me dis : Veine ! J'vas dîner. J'avais aperçu dans sa cheminée des gros boudins qui grillaient. J'en demande. Elle me dit : "Si vous voulez attendre un peu, ils ne sont pas encore cuits". Je m'assieds alors près du comptoir et pendant qu'elle surveillait ses boudins, je surveillai sa caisse. Soudain, elle s'aperçut que je barbotais dans son tiroir et elle se mit à crier : "Au voleur !" Je ne fais ni une ni deux, je m'élance dans l'arrière-boutique et dans l'escalier de la maison où elle me poursuit, j'allais m'échapper quand la malheureuse me lance à la figure un boudin qui me bouche l’œil et retombe par terre, je marche dessus, je tombe et la charcutière à son tour tombe sur moi ; j'étais pris ! Alors, je n' sais pas comment, j'avais un couteau à la main et... vous voyez, c'est pas ma faute. On m'a condamné à la Nouvelle.

ROBINSON. - Oui, c'est la faute du couteau.

BOULENBOIS. - Peut-être bien ! Mais cette histoire de boudin m'a mis en appétit. Vous n'avez pas quelque chose à me donner à manger, je crève de faim. Rassurez vous, je n'ai pas de couteau.

ROBINSON. - Eh bien, entrez là dans ma cahute, vous trouverez sur ma table des pommes de terre bouillies. Ne cherchez pas ailleurs, vous ne trouveriez rien.

BOULENBOIS. - Merci. (À part.) Je ferai tout de môme une petite revue dans la case. (Il entre dans la cabane.)

 

SCÈNE  VII

ROBINSON, puis  LE  GENDARME

.

ROBINSON, - Ici, il n'y a rien à voler, alors il ne volera pas. C'est égal, c'est un compagnon dangereux.

LE GENDARME, entrant. - J'ai visité toute l'île, je ne sais pas par où il est passé.

ROBINSON. - Ah ! Il n'est pas bien loin. Il est ici. Il avait faim, je lui ai donné à manger.

LE GENDARME. - Quoi, vous lui avez donné à manger ?

ROBINSON. - Il avait faim, vous l'avez bien vous-même nourri sur votre bateau. Du reste, comme il doit forcément rester avec nous, il faut organiser notre société. Nous allons causer de cela, voici notre homme.

 

SCÈNE  VIII

 

Les Mêmes,  BOULENBOIS.

 

BOULENBOIS. - Là ! Ça va tout à fait bien maintenant.

LE GENDARME. - Tant mieux ! Alors, nous allons tenir conseil. Nous sommes trois dans cette île, pour nous entendre, il faut que nous ayons des attributions différentes. Moi, gendarme, je représente l'armée, c'est bien naturel.


BOULENBOIS. - Je comprends ça.

ROBINSON. - Moi, en qualité d'ancien étudiant, je représente la magistrature.

BOULENBOIS. - C'est logique ! Quant à moi, je représente le peuple qui se fiche de l'armée et de la magistrature.

 

LE GENDARME. - Ceci est tellement subversif que je vais vous arrêter.

BOULENBOIS. - Oh ! m’arrêter ! Ce n'est pas si facile que ça ! Mais vous m'ennuyez, vous, avec votre manie de m'arrêter, c'est moi qui vais vous arrêter une bonne fois pour toutes !


LE GENDARME. - Osez approcher ! Je ne vous crains pas !

BOULENBOIS, se jetant sur le gendarme. - Ah ! Tu ne me crains pas ! Eh bien tout à l'heure, tu ne me craindras plus.

Air : .La façon de Barbarie, ou de Madame Galuchard.

Tu crois être maître de moi,
Gendarme impitoyable,
Mais je suis plus malin que toi,
Donc bien plus redoutable.

(Il bat le gendarme.)

Tiens ! Prends ceci, pare cela !
Tralalalalère, tralalalalà !
Aimes-tu ce coup-là, voici,
Biribi !
Le trouves-tu bien réussi
Mon ami !

(Le gendarme tombe mort.)

ROBINSON. - Comment ! C'est au moment où nous te donnons la liberté que tu viens commettre un crime ! Attends ! Je n'ai plus de pitié pour toi. Tu vas le payer cher ! (Il entre dans sa cabane et en sort avec un fusil avec lequel il vise Boulenbois.)

BOULENBOIS, se sauvant. - Attrape-moi, si tu peux !

ROBINSON, tirant son coup de fusil. - Voilà ce que tu mérites.


http://www.cineressources.net/images/ouv_num/072.pdf


BOULENBOIS, tombant sur le sol. - N-i-ni, c'est fini !

ROBINSON. - Il faut en prendre mon parti. Je ne jouirai plus de la société des hommes. Je suis destiné à rester toujours seul !

LE PERROQUET. - Bonjour Coco.

ROBINSON. - Ah ! je t'oubliais, mon pauvre coco ! Non, je ne suis pas seul, puisqu'il me reste mon meilleur ami !

(Rideau.)


 
 
 



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