KARAGÖZ DOMESTIQUE
Karagoz
(Adaptation de Nicolas AUBERT
d'après Docteur Cornibus de Fernand Beissier - 1894)
PERSONNAGES :
DOKTOR BOYNUZLU. — KARAGÖZ. — ZENNE. —
ECZACI. — HACIVAT.
Décor
Une place en ville. Un salon chez le Doktor Boynuzlu.
Doktor Boynuzlu
ACTE PREMIER
SCÈNE PREMIÈRE
KARAGÖZ, marchant, l'air décidé. - (Il chante sur l'air de « Dans la troupe »).
À Istanbul, y a pas d’ jambes de bois
Y a des nouilles mais ça n ’se voit pas
La meilleure façon d’ marcher, c’est encore la nôtre
C’est de mettre un pied d’vant l’autre
Et d’ recommencer.
HACIVAT, apparaissant sur l'écran, face à Karagöz. - Ah ! Mon ami Karagöz, quel plaisir de vous rencontrer ce matin...
KARAGÖZ, donnant un coup de bâton à Hacivat. - Non, non, non, Hacivat. Je ne veux pas te voir ! (Il se sauve).
HACIVAT. - Ouille ! Aïe ! Ouillallaïe ! Karagöz, mon cher ami doit encore avoir des problèmes. Je vais le chercher pour l'aider. (Il sort de l'écran à la poursuite de Karagöz).
KARAGÖZ, marchant, l'air décidé. - (Il chante sur l'air de « Dans la troupe »).
À Istanbul, y a pas d’ difficulté
Si la soupe est parfois brûlée
La meilleure façon d’ manger, c’est encore la nôtre
C’est d’ mettre une bouchée d’vant l’autre
Et d’ recommencer.
HACIVAT, apparaissant sur l'écran, face à Karagöz. - Ah ! Mon ami Karagöz ! Vous me semblez avoir des soucis...
KARAGÖZ, donnant un coup de bâton à Hacivat. - Non, non, non, Hacivat. Je n'ai aucun souci ! (Il se sauve).
HACIVAT. - Aïe ! Ouille ! Aïeouillouille ! Il a dû arriver quelque chose de grave à mon ami Karagöz pour qu'il me réponde avec autant de violence. Je vais le chercher pour essayer de l'aider. (Il sort de l'écran à la poursuite de Karagöz).
KARAGÖZ, marchant, l'air décidé. - (Il chante sur l'air de « Dans la troupe »).
À Istanbul, y a pas d’ gens grognons
Quand un Turc reçoit un savon
La seule façon d’encaisser, c’est encore la nôtre
C’est d’être plus chic qu’un autre
Et d’ persévérer.
HACIVAT, apparaissant sur l'écran, face à Karagöz. - Ah ! Mon ami Karagöz ! Vous me semblez avoir des problèmes...
KARAGÖZ, donnant un coup de bâton à Hacivat. - Non, non, non, Hacivat. Je n'ai aucun problème et je n'ai aucun souci non plus. Je cherche simplement du travail.
HACIVAT. - Mais, mon ami, il suffisait de me demander. On m'a proposé un rôle de domestique chez le Docteur Boynuzlu. C'est la grande maison bleue sur la place du marché. La dame du bureau de placement, en me donnant votre adresse, m'a dit : « Hacivat, vous pouvez y aller sans crainte. Le docteur Boynuzlu est vieux, riche et avare comme comme un rat. Ainsi ne vous gênez pas."
KARAGÖZ, intéressé. - Et ça paie bien ? Quelle sont les conditions ?
HACIVAT. - Il vous faudra les négocier avec le Docteur, mon cher Karagöz mais j'ai confiance en vous.
KARAGÖZ. - Très bien, Hacivat, j'y vais. Au revoir.
HACIVAT. - Au revoir, très cher Karagöz.
(La lumière s'éteint. L'écran est noir. La lumière se rallume. On est chez le Docteur Boynuzlu).
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
DOKTOR BOYNUZLU, entrant. - Déjà dix heures et le nouveau domestique qu'on m'a annoncé n'arrive pas. C'est très ennuyeux, et cela aujourd'hui justement où j'ai besoin de sortir. Il peut m'arriver du monde pour me consulter et personne ne sera là pour recevoir mes clients. J'avais pourtant dit qu'on m'envoyât ce domestique, dès le matin. — J'en ai absolument besoin ; il faut même que je le prenne tel qu'il sera, quitte à le renvoyer demain. (On frappe.) Si c'était lui ! (Il va ouvrir.)
SCÈNE II.
KARAGÖZ, LE DOCTEUR.
KARAGÖZ. - Le docteur C'est-foutu ?
DOKTOR BOYNUZLU. - Boynuzlu, vous voulez dire.
KARAGÖZ. - C'est-foutu, Boynuzlu, ça m'est égal.
DOKTOR BOYNUZLU. - C'est moi.
KARAGÖZ. - Vous en êtes sûr ?
DOKTOR BOYNUZLU. - Comment ? si j'en suis sûr ?
KARAGÖZ. - Êtes-vous bien le docteur Barbabu ?
DOKTOR BOYNUZLU. - Boynuzlu !
KARAGÖZ. - Ça m'est égal.
DOKTOR BOYNUZLU. - C'est moi.
KARAGÖZ. - Vous n'êtes pas beau !
DOKTOR BOYNUZLU. - Comment ! je ne suis pas beau !
KARAGÖZ. - Vous êtes laid.
DOKTOR BOYNUZLU. - Mais !...
KARAGÖZ. - Ça c'est votre affaire. Je ne vous en veux pas. Je suis votre nouveau domestique, le seul, le grand Karagöz.
DOKTOR BOYNUZLU. - Vous ! (À part.) Il n'est pas poli. Mais j'en ai besoin, patientons. (Haut.) Ah ! parfait alors. Vous arrivez un peu en retard.
KARAGÖZ. - Je dormais.
DOKTOR BOYNUZLU. - Ah !
KARAGÖZ. - Ah, quand je dors je n'aime pas qu'on me dérange. Tenez-vous pour averti, sans ça je cogne. Han ! (Il lui donne un coup de bâton.) Comme ceci.
DOKTOR BOYNUZLU, à part. - Il est paresseux et brutal, mais il le faut. (Haut.) Je tâcherai donc pas te réveiller trop matin. (À part.) Je le flanquerai à la porte demain dès l'aube.
KARAGÖZ. - Et les gages ?
DOKTOR BOYNUZLU. - Les gages ?
KARAGÖZ. - Oui, les gages ! Vous croyez peut-être que je vais vous servir à l’œil, vieille morue !
DOKTOR BOYNUZLU fait un geste d'impatience, puis se contient. - Non, mon cher Karagöz.
KARAGÖZ. - Dites donc, "monsieur" ne vous écorcherait pas trop la bouche, ce me semble. Faut être poli, vieux mollusque !
DOKTOR BOYNUZLU, même jeu. - Pardon, mon cher monsieur Karagöz. (À part.) Demain tu paieras tout cela, gredin !
KARAGÖZ. - Vous dites ?
DOKTOR BOYNUZLU. - Je dis qu'il fera beau demain. (Reprenant.) Nous disions que ces gages seraient de...
KARAGÖZ. - Attendez, laissez-moi les fixer moi-même, j'aime mieux ça.
DOKTOR BOYNUZLU. - Ah !
KARAGÖZ. - Oui. Il vaut mieux que ce soient les domestiques qui fixent eux-mêmes leurs conditions, puisque ce sont eux qui ont le plus de mal. Je veux dix-mille livres.
DOKTOR BOYNUZLU. - Par an ?
KARAGÖZ. - Par an ? Han ! (Il le frappe.) Non, par mois. Est-il bête !
DOKTOR BOYNUZLU, se contenant toujours. - Tu les auras.
KARAGÖZ. - Le matin, domates, salatalik, peynir bal kaymak, suçuk, et tout le toutim.
DOKTOR BOYNUZLU, même jeu. - Tu les auras.
KARAGÖZ. - Dans le lit.
DOKTOR BOYNUZLU. - Dans le lit. (À part.) Tu verras ce que je te servirai demain matin.
KARAGÖZ. - À déjeuner trois plats, deux desserts, vin et pilav à volonté. À quatre heures, un petit goûter. Oh ! un rien, un peu de Kofte, une douzaine de Mantis, quelques gâteaux, une assiettée de soupe et une salade d’œufs durs. À dîner, potage, hors-d’œuvre variés, entrée, boulettes, entremets sucré, dessert, vin et pilav, comme à déjeuner. Et Voilà !
DOKTOR BOYNUZLU. - Et c'est tout ?
KARAGÖZ. - Pour le moment. Si j’oublie quelque chose, je vous le dirai.
DOKTOR BOYNUZLU. - Et vous avez servi souvent ?
KARAGÖZ. - Jamais. C'est la première fois que je me présente chez quelqu'un. La dame du bureau de placement, en donnant votre adresse, a dit qu'on peut y aller sans crainte. "Le docteur Boynuzlu est vieux, riche et avare comme un rat. Ainsi ne te gêne pas." Vous voyez qu'elle vous connaît. Aussi je n'ai fait ni une ni deux. J'ai dit, puisque le monsieur a le sac, j'y vais ; s'il résiste, je cognerai. Et me voilà. Maintenant avancez-moi six mois de gages.
DOKTOR BOYNUZLU. - Comment ! que je t'avance six mois de gages ?
KARAGÖZ. - Parfaitement. Je ne vous connais pas, vous ; vous pouvez filer, me planter là. Ce sera toujours autant de pris.
DOKTOR BOYNUZLU. - Ah ! mais non ; (À part.) il va trop loin.
KARAGÖZ. - Vous ne voulez pas ?
DOKTOR BOYNUZLU. - Non, mille fois non. Et tu peux t'en aller de suite si tu veux. Six mois de gages !
KARAGÖZ. - Alors vous m'avez fait venir, pour rien, dérangé pour rien, causer, pour rien. Attends un peu. Et vlan ! et vlan !
(Il cogne avec son bâton.)
DOKTOR BOYNUZLU, criant. - Mais il m'assomme ! au secours !
KARAGÖZ, même jeu. - Veux-tu ne pas crier comme ça. Ah ! tu demandes un domestique et puis tu n'en veux plus. Et aïe donc ! aïe donc !
DOKTOR BOYNUZLU. - J'accepte. J'accepte tout ce que tu voudras. Tiens, (Il va chercher de l'argent.) voici tes six mois de gages. (À part.) Pendard ! (Haut.) Tu feras tout ce que tu voudras. Le souper, le dîner, le goûter, le déjeuner, tu auras tout.
KARAGÖZ. - À la bonne heure ! Vous voyez bien qu'il n'y a qu'à s'expliquer pour s'entendre.
DOKTOR BOYNUZLU, à part. - Et me voilà obligé de le garder maintenant six mois, puisque je lui ai payé ses gages.
KARAGÖZ. - Qu'est-ce que vous dites ?
DOKTOR BOYNUZLU. - Je dis que je suis très heureux de ton explication. Tes arguments sont...
KARAGÖZ. - Très sensibles, je le sais. Maintenant, vous verrez, je ne suis pas mauvais garçon. Dites-moi ce qu'il y a à faire et pourvu que ce ne soit pas trop difficile, pourvu qu'il n'y ait pas trop à se fatiguer, je vais me mettre à l'ouvrage.
DOKTOR BOYNUZLU. - (À part.) Il pourra peut-être faire mon affaire, avec de la patience. (Haut.) Voici ton occupation. Je vais sortir ; il viendra probablement des personnes, des clients, pour me consulter. Tu leur répondras que je les recevrai demain, que j'ai été obligé de m'absenter aujourd'hui. Tu les recevras poliment, tu leur parleras respectueusement.
KARAGÖZ. - C'est bon ! C'est bon ! On sait son métier, que diable ! J'ai été deux ans à l'école. Je sais compter jusqu'à dix.
DOKTOR BOYNUZLU. - Tu leur demanderas leurs noms. Tu tâcheras de ne pas les oublier, et tu me les diras à mon retour pour que j'en prenne note. Tu as compris ?
KARAGÖZ. - Mais parfaitement. Tu peux filer, maintenant, vieux singe !
DOKTOR BOYNUZLU, à part. - Il est trop familier. Enfin — il se corrigera peut être ! (Haut.) Allons ! à ce soir.
KARAGÖZ. - À ce soir.
DOKTOR BOYNUZLU. - Et n'oublie aucune de mes recommandations.
KARAGÖZ, le poussant dehors. - Mais oui ! Mais oui l En voilà une montre à répétition !... (Le docteur sort.)
SCÈNE III.
KARAGÖZ, seul.
KARAGÖZ. - Maintenant si j'allais faire un tour à la cuisine. (Il regarde.) Des jolies boulettes sur la table, un reste de poulet, mais c'est tout ce qu'il me faut. Et je vais de ce pas dire quelques mots à toutes ces bonnes choses.
(Il sort.)