SCÈNE IV.
KARAGÖZ puis ZENNE
Zenne
(On entend sonner, une fois, deux fois, trois fois, puis la sonnerie carillonne sans s'arrêter.)
KARAGÖZ. - On y va ! on y va ! (Il paraît, la serviette nouée autour du cou.) Il n'y a donc pas moyen de rester tranquille une minute. On y va ! on y va ! C'est-il, Dieu possible, de déranger ainsi les gens ! On y va ! (Criant.) J'y vais, on finirait par démolir la maison. (Il va ouvrir, puis il entre suivi d'une dame.) Entrez, madame, entrez !
ZENNE. - Je croyais qu'on ne viendrait pas.
KARAGÖZ - Dites donc, vous ! Est ce que je vais vous déranger quand vous êtes à table ?
ZENNE. - Insolent !
KARAGÖZ. - Insolent ! Ah ! tu sais, toi, ne recommence pas, ou ça va se gâter.
ZENNE, furieuse. - Où est le doktor ?
KARAGÖZ. - Je ne sais pas. Qu'est-ce que vous lui voulez ?
ZENNE. - Vous faire chasser d'abord, puis le consulter ensuite.
KARAGÖZ. - Eh bien ! si j'ai un conseil à vous donner, c'est de me dire votre maladie pour que je la lui raconte, car il n'est pas là.
ZENNE. - Ma maladie ! À un domestique ! Ouvrez-moi la porte tout de suite. Puisque le docteur n'est pas là, je reviendrai.
KARAGÖZ. - Alors vous ne voulez pas me dire pourquoi vous veniez le consulter ?
ZENNE. - Jamais de la vie !
KARAGÖZ. - Eh bien ! je vais vous la donner tout de même votre consultation. On ne dérange pas les gens pour rien. (Il va prendre le balai et frappe.) Tenez, voici pour la migraine, pour les foulures, pour les brûlures, pour les luxures, pour la phtisie, l'hydropisie, la pulmonie, et toutes les autres maladies.
ZENNE, se sauvant, poursuivie par Karagöz. - Au secours ! au secours ! On m'assassine !
KARAGÖZ, même jeu. - Non, je vous consulte. Et aïe donc !... Et aïe donc ! (Lazzis.) — (Ils s'arrachent le balai mutuellement, puis la dame s'enfuit, sans chapeau, sans perruque, appelant au secours.)
KARAGÖZ, seul. - Tiens ! elle a oublié de me dire son nom. Elle reviendra... je crois que pour la première consultation, je ne m'en suis pas trop mal tiré. Maintenant, allons-nous en reprendre notre petit déjeuner. Il n'y a que le vin que je n'ai pas trouvé encore, mais en cherchant bien... (Au moment où il va pour sortir, on sonne.) Encore ! Ah ! j'en ai assez moi ! (Drelin, drelin.) On y va. Est-ce que ça durera toute la journée ! (Drelin, drelin, drelin.) On y va !... Attends ! je m'en vais te l'expédier celui-là ! Et un peu vite.
(Il va ouvrir.)
SCÈNE V.
Hacivat
KARAGÖZ, entrant suivi d'Hacivat.
HACIVAT. - Karagöz, mon ami. Quel plaisir de vous trouver ici. Puis-je vois le doktor Boynuzlu, s'il vous plaît ! Je viens lui apporter de l'argent.
KARAGÖZ. - De l'argent ! Bonne aubaine ! Le docteur Boynuzlu, c'est moi, Hacivat.
HACIVAT. - Vous ?
KARAGÖZ. - Moi même. Le grand, l'illustre, le célèbre, le seul docteur Cornibus, inventeur de la poudre de ce nom, arracheur de dents du Schah de Perse, pédicure de l'Éléphant Blanc du roi de Siam, médecin breveté du grand Lama, etc, etc... (Sur le ton de la confidence). J'ai pris un pseudonyme, par prudence, mon cher Hacivat...
HACIVAT, s'inclinant. - Voilà qui n'est pas pour me surprendre car je connais votre prudence. Un de mes amis que vous avez soigné, m'a prié de vous remettre le prix de visites à lui faites, et j'ai été très heureux de me charger de cette commission, d'autant plus que j'avais moi-même une consultation à vous demander.
KARAGÖZ. - Une consultation ? (À part.) Ça va être plus difficile.
HACIVAT. - Voici d'abord l'argent. Dix visites à cent-trente-cinq livres, mille-trois-cents-cinquante livres. Est-ce bien votre compte ?
KARAGÖZ, prenant l’argent. - Parfaitement.
HACIVAT. - Et maintenant voici ce sur quoi je voulais vous consulter. Il y a un mois environ que je ne peux plus dormir, j'ai des insomnies. J'ai beau me coucher de bonne heure, me coucher tard, rien n'y fait ! Que me conseillez-vous ?
KARAGÖZ. - Je ne sais pas.
HACIVAT. - Comment ! vous ne savez pas.
KARAGÖZ. - Si, je veux dire que je sais parfaitement. Seulement c'est grave !
HACIVAT. - Grave ?
KARAGÖZ. - Très grave, encore plus grave, excessivement grave ! (À part.) Je vais lui parler latin, cela fera très bien. (Haut.) Gravus, grava, gravum, encore plus gravum. Voilà !
HACIVAT. - Et que dois je faire ?
KARAGÖZ. - Vous coucher.
HACIVAT. - Mais je ne peux pas dormir.
KARAGÖZ. - Vous essaierez.
HACIVAT. - C'est impossible. Il faut trouver autre chose.
KARAGÖZ. - Ah ! il faut trouver autre chose. Attends. Tournez-vous.
HACIVAT. - Que je me tourne ?
KARAGÖZ, le plaçant. - Oui, là, comme ceci. (Il va prendre le balai et frappe.) Voilà le remède. (Lazzis, coups de balai.)
HACIVAT. - Au secours !
KARAGÖZ. - Et aïe donc ! Et aïe donc !
(Le vieux monsieur s'enfuit.)
SCÈNE VI.
KARAGÖZ, seul.
KARAGÖZ. - Mais c'est très amusant d'être domestique chez un doktor. De l'argent, de bons repas. Je crois que je me trouverai très bien ici. En parlant de repas, j'ai soif et je n'aperçois pas la plus petite bouteille. Où diable met-il son vin cet homme-là ? C'est la première des choses à indiquer à un domestique, la cave... Cherchons. (On sonne.) Encore. Ah non ! cette fois. Mais il ne s'arrêtera pas. Attends ! Il va à la porte, prend son bâton, ouvre et en donne un grand coup sur apothicaire qui entre.
SCÈNE VII.
Eczaci
KARAGÖZ, ECZACI, tenant une bouteille.
ECZACI. - Ah ! mon Dieu !
KARAGÖZ. - Oh ! pardon. (À part.) Un marchand de vin.
ECZACI. - Vous pourriez faire un peu plus attention.
KARAGÖZ. - Ça m'a échappé. Vous demandez ?
ECZACI. - Rien du tout. Cette bouteille à remettre au docteur dès qu'il rentrera. Vous lui direz que je l'ai préparée moi-même. Elle est délicieuse, un parfum exquis. Il la boira avec un plaisir extrême.
KARAGÖZ. - Donnez.
ECZACI. - Et maintenant je pars, car on m'attend à la boutique, j'ai d'autres bouteilles à préparer.
KARAGÖZ. - Au revoir !
ECZACI, le retenant. - Non, vous savez, restez là. Ne m'accompagnez pas. J'aime mieux ça.
SCÈNE VIII.
KARAGÖZ.
KARAGÖZ. - Plus souvent que j'irai taper sur un individu qui apporte de si bonnes choses ! Une bouteille ! Comme cela se trouve bien, moi qui mourais de soif. Ce doit être exquis. (Il regarde la bouteille.) Salgam suyu... Salgam !... j'adore ça ! Voyons. (Il boit.) Oh ! c'est délicieux... Ça vous a un petit goût. Mais un goût ! Est-il heureux le docteur de pouvoir se payer des douceurs pareilles. Oh ! décidément pour une bonne place, c'est une bonne place ; je n'ai pas à me plaindre et si tous les jours se ressemblent, bravo ! Bien nourri, bien logé, bien payé... Et du bon Salgam suyu, (Il boit.) de l'excellent Salgam suyu... Quand le doktor reviendra, je lui dirai qu'on n'a rien apporté du tout... Ah ! ça va mieux — ...Et maintenant, voyons, que vais-je faire ?... Ma foi, tant pis, je vais me coucher un peu... Le repos après le travail, c'est nécessaire... Si on sonne, je laisserai sonner... Le docteur doit avoir sa clef... S'il ne l'a pas, il attendra que je me réveille... Ah ! que je vais bien dormir. Encore un peu de Salgam ! (Il boit.) Il faudra que je lui dise de faire faire ses bouteilles plus grandes. Il n'y en a pas pour un enfant.
(Il sort.)
SCÈNE IX.
DOKTOR BOYNUZLU, puis KARAGÖZ.
DOKTOR BOYNUZLU, entrant. - J'ai eu fini mes affaires plus tôt que je ne pensais et je me suis hâté de rentrer, parce que j'ai peur que mon nouveau domestique ne soit pas encore assez bien au courant. Il m'a bien promis d'être poli... Mais je me méfie, d'autant que j'attendais aujourd'hui la belle Zenne, une de mes meilleures clientes, et que je suis pressé de savoir ce qu'elle a dit. Elle devait venir me consulter... Ah ça ! mais où est Karagöz ! je ne le vois pas. Karagöz ! (Il appelle.) Karagöz ! Karagöz ! Où est-il donc allé à cette heure ?... Karagöz ! Karagöz !
KARAGÖZ apparaît, pâle, se soutenant à peine, les mains sur le ventre. - Voilà ! Voilà !
DOKTOR BOYNUZLU. - Ah ! mon Dieu ! Que t'arrive-t-il ? Tu es tout pâle, tu te soutiens à peine.
KARAGÖZ. - Rien... La chaleur, le.... Ah !
KARAGÖZ. - Ah ! ne m'accablez pas, puisque je vais mourir.
DOKTOR BOYNUZLU. - Et c'est tout ?
KARAGÖZ. - Puis il est venu Hacivat, qui m'a remis de l'argent. Oh ! le voilà, monsieur, je ne voulais pas le garder. Mais vite, vite un remède, je sens que je m'en vais.