THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

KARAGÖZ. — Parbleu ! voilà ma maison de commerce montée ! Je vais ouvrir à l'instant mon magasin chez moi. (Il crie). Coups de bâton à vendre. Coups de bâton à vendre...
(Entre Kambur Tiryaki).
 
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Kambur Tiryaki
 
KAMBUR TIRYAKI. — Bonjour, monsieur. Je me présente : je suis Kambur Tiryaki. Dites, monsieur Karagöz, ce sont bien des coups de bâton que vous vendez ? mes oreilles ne m'ont point abusé ?

KARAGÖZ. — À votre service, monsieur Kambur Tiryaki.

KAMBUR TIRYAKI. — Oh ! ce n'est pas pour moi, je n'en use point ; c'est pour un coquin, un certain Eczaci.

KARAGÖZ. — Je vois, monsieur Kambur Tiryaki... C'est bien celui qui a un nez au milieu du visage et des cheveux ?

KAMBUR TIRYAKI. — Lui-même. Il m'a fait faire huit lieues hier en me disant que je n'avais que pour une petite demi-heure de chemin... et...

KARAGÖZ. — Je comprends votre colère, monsieur Kambur Tiryaki.

KAMBUR TIRYAKI. — Vous les lui appliquerez, n'est-ce pas, comme si c'était moi-même ?

KARAGÖZ. — On paie d'avance, s'il vous plaît.

KAMBUR TIRYAKI. — Ah ! pardon ! je vais chercher de l'argent. (Il sort).

KARAGÖZ. — L'ouvrage abonde, bravissimo ! Il me semble que j'y aurai du cœur. (Doktor Boynuzle entre. Il porte un gros sac avec le symbole du dollar).

 
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Doktor Boynuzlu
 
DOKTOR BOYNUZLU. — Que le ciel vous tienne le ventre libre, Monsieur ; j'aurais un petit...

KARAGÖZ. — Non ! non ! je n'en veux pas... Monsieur ?

DOKTOR BOYNUZLU. — Je suis le Doktor Boynuzlu, monsieur Karagöz. Il ne s'agit point de remède, c'est un service que je voudrais vous demander. J'ai un de mes malades qui a une maladie très particulière. Tous mes remèdes ont échoué et je tiens cependant à le guérir.

KARAGÖZ. — Je ne suis pas médecin, Doktor Boynuzlu.

DOKTOR BOYNUZLU. — Oh ! vous l'êtes, monsieur Karagöz, vous l'êtes ! On ne peut guérir mon homme qu'en lui donnant une vigoureuse friction de coups de bâton. Et outre que cela lui rétablira la santé, cela lui apprendra à prétendre que je suis un mauvais médecin et à donner sa clientèle à un concurrent.

KARAGÖZ. — Doktor, nous le frictionnerons selon l'ordonnance. Qui est-il ?

DOKTOR BOYNUZLU. — C'est Kambur Tiryaki. Plus fort vous frapperez, mieux il se portera ensuite.

KARAGÖZ. — Veuillez bien me remettre le prix de la friction.

DOKTOR BOYNUZLU. — Vous êtes un homme fin. Voilà. (Il lui donne le sac d'argent).

KARAGÖZ, le battant. — Mille pardons, doktor !

DOKTOR BOYNUZLU. — Aie ! aie ! mais, coquin, ce n'est pas moi qu'il faut battre...

KARAGÖZ, continuant. — Trente, trente-un ; Doktor, j'en ai cinq-cents à compter sur votre échine. On m'a passé une commande qui vous concerne expressément.

DOKTOR BOYNUZLU. — Brigand ! rends-moi mon argent... c'est Kambur Tiryki, te dis-je !

KARAGÖZ, continuant. — Deux-cent-trois, deux-cent-quatre ; c'est pour un flacon que vous...

DOKTOR BOYNUZLU, s'enfuyant. — On ne sait plus à qui se fier.

KARAGÖZ.— Ouf ! je serai très, très, très scrupuleux.

(Eczaci revient. Il porte un sac avec le symbole du dollar).

ECZACI. — Ah ! ah ! ah ! j'ai vu mon Doktor Boynuzlu qui se sauvait comme un renard qui a le feu au derrière... Vous avez-t'y bien compté ?

KARAGÖZ. — Juste ! Maintenant mon salaire !

ECZACI. — Mais c'est point de la marchandise, ça ! et puis c'est celui qui a reçu qui doit payer.


KARAGÖZ, le bâtonnant. — Tiens ! voilà pour nous mettre d'accord.

ECZACI. — Aïe ! là, point de bêtises.

KARAGÖZ, continuant. — Tu ne seras plus si rusé.

ECZACI, essayant de s'en aller. — Eh ! là, eh ! là ; j'aurai encore besoin du Doktor Boynuzlu.

KARAGÖZ, le retenant et le bâtonnant toujours. — Plus il y en aura, plus ce sera cher.

ECZACI. — Aïe ! aïe ! c'est des finasseries, holà ! Holà ! (Il jette son sac).

KARAGÖZ. — À la bonne heure !

ECZACI. — Vous m'avez tambouriné ! Peste !

KARAGÖZ. — À présent, voici de la part de Kambur Tiryaki. (Il recommence à le bâtonner).

ECZACI. — Jarniguieu ! je ne suis point assez riche pour payer encore ça !

KARAGÖZ. — C'est vendu ! ne t'en inquiète pas !

ECZACI, se sauvant. — Pour sûr, j'ai la peau toute blette.

KARAGÖZ. — Nous avons encore quelques clients à satisfaire, il me semble. Ils ne se pressent point. (Entre Kambur Tiryaki avec un sac d'argent).

KAMBUR TIRYAKI. — Eh bien ! eh bien ! j'ai vu mon gaillard ; il avait l'air de porter plusieurs fagots sur son dos. Tenez, voici, avec tous mes remerciements, une petite somme. (Il donne son sac à Karagöz). J'aurai peut-être encore recours à vous.

KARAGÖZ. — Ah ! pardon ! croyez-vous qu'il soit sain de changer de médecin ?

KAMBUR TIRYAKI. — Peuh !

KARAGÖZ, le bâtonnant. — C'est pour votre santé.

KAMBUR TIRYAKI. — Pendard ! traître ! Si au moins tu m'avais battu avant d'avoir pris mon argent !

KARAGÖZ, continuant. — Du tout, du tout. J'ai reçu une commande vous concernant. On m'a payé d'avance et il faut être exact en affaires.

KAMBUR TIRYAKI, se sauvant. — Je ferai fermer ta boutique !

KARAGÖZ. — J'ai chaud ! Le métier rapporte beaucoup, mais il est rude. Cette connaissance du cœur et du dos humains que j'acquiers là me donne soif. (Criant). Coups de bâton à vendre !
(Entre madame Kambur Tiryaki avec un gros sac d'argent).

 
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Madame Kambur Tiryaki
 
MADAME KAMBUR TIRYAKI. — Monsieur, j'ai beaucoup entendu parler de vous, vous êtes à la mode et je vous préviens que je viens vous faire une commande importante. Il faut me bâtonner mon mari, monsieur Kambur Tiryaki, d'abord, parce qu'il ne fait point ce que je veux.

KARAGÖZ. — Avec plaisir, Madame.

MADAME KAMBUR TIRYAKI. — Ensuite, monsieur Uzun Efe, qui est trop riche, et sa femme, dont la toilette éclipse toujours la mienne. Ensuite...

KARAGÖZ. — Ah ! ce n'est pas tout ?

MADAME KAMBUR TIRYAKI. — Mais il n'y en a encore que trois.

KARAGÖZ. — C'est vrai.

MADAME KAMBUR TIRYAKI. — Ensuite, monsieur Tuzsuz Deli Bekir, qui ne m'écoute pas quand je parle ; ensuite, mon boulanger, qui me réclame sa note ; ensuite, le Chef de quartier, qui m'a condamnée à l'amende ; ensuite...

KARAGÖZ. — Oh ! oh ! Madame ! mais tout le monde, donc ?

MADAME KAMBUR TIRYAKI. — Mais ce n'est guère, jusqu'ici.

KARAGÖZ. — Vous avez sans doute quelque argent ?

MADAME KAMBUR TIRYAKI. — J'en ai pris dans la poche de l'habit de monsieur Kambur Tiryaki ; d'ailleurs, vous me ferez bien crédit ? (Elle donne le sac à Karagöz).

KARAGÖZ, la bâtonnant. — Voyez-vous, Madame, vous ne savez peut-être pas la valeur de ce que vous achetez.

MADAME KAMBUR TIRYAKI. — Ah coquin ! au secours ! au secours ! (Se sauvant). Je vais voir le Chef de quartier !

KARAGÖZ. — Je ne sais ce qui m'a pris, mais je n'ai pu m'empêcher de la battre ; elle me révoltait ! Cependant cela ne me regarde pas. Bah ! ma fortune est faite. Eh ! eh ! qui vient là ?
(Entre le Sabreur).

 
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Le Sabreur
 
LE SABREUR. — C'est vous le marchand de... coups de chose... de bâton ?

KARAGÖZ. — Hum ! hum ! je suis un loyal commerçant.

LE SABREUR. — Je voudrais faire distribuer quelques coups de bâton à monsieur le Chef de quartier, sauf son respect, qu'il m'a mis au cachot pour mon orthographe... et... que... il me refuse des gratifications... et des coups de bâton... Je vous donnerai tout un stock de belles babouches presque neuves et qui ne me servent plus...

KARAGÖZ, le battant. — Allez-vous-en, et sachez que je ne fais pas d'échange. Mes coups de bâton son à vendre pour de bonnes livres en or, pas pour des babouches trouées !

LE SABREUR, se sauvant. — Sachez que je vous ferai pendre, vous !

KARAGÖZ. — Il m’apparaît maintenant que les affaires pourraient mal tourner. Il s'agirait de céder mon fonds ; j'ai gagné assez d'argent.
(Arrive le Chef de quartier).

 
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Le Chef de quartier

LE CHEF DE QUARTIER. — Karagöz, tu me reconnais ?

KARAGÖZ. - Bien sûr que oui ! Tu es le Chef de quartier. Tu es responsable de la Police ici.

LE CHEF DE QUARTIER. - J'ai reçu de nombreuses plaintes contre toi. Tu bâtonnes tout le monde ?

KARAGÖZ. — À ma place que feriez-vous donc ?

LE CHEF DE QUARTIER. — Selon le vœu général, je dois te mettre en prison.

KARAGÖZ. — Mais réfléchis, je n'ai été que l'instrument. Ce sont eux tous qui ont voulu se faire bâtonner réciproquement.

LE CHEF DE QUARTIER. — Tu as parfaitement raison, mais il faut bien faire un exemple.

KARAGÖZ. — Oui, c'est une manie que vous avez, vous autres de la Police.

LE CHEF DE QUARTIER. — Mon garçon, mets tes petites affaires en ordre, car dans cinq minutes je reviens avec la cage. On t'enfermera à l'intérieur et on vous t'emmènera directement en prison.

KARAGÖZ, le bâtonnant. — Monsieur le Chef de quartier, c'est pour que vous sachiez tout.

LE CHEF DE QUARTIER, se sauvant. — Espèce de sauvage ! je reviens dans une minute.

KARAGÖZ, comptant ses sacs d'argent. — Mettons toujours ceci de côté. Je pense que la fille du Sultan ne pourra guère me repousser maintenant.
(Entre Hacivat).

HACIVAT. — Ah ! KARAGÖZ, voilà un siècle que je ne t'ai vu, qu'est-ce que tu fais donc, maintenant ?

KARAGÖZ. — Je suis marchand de coups de bâton, mon ami.

HACIVAT. — Est-ce un bon état ?

KARAGÖZ. — Eh ! mon Dieu ! j'y ai fait ma fortune.

HACIVAT. — Ta fortune ! Où est-elle ?

KARAGÖZ. — Elle est de côté. Mais je veux céder mon fonds. Je te le cède ! 

HACIVAT. — Tu me... Mais...

KARAGÖZ. — Eh bien !

HACIVAT. — Je n'ai pas de fonds pour acheter le tien.

KARAGÖZ. — Je te le cède pour rien : tu n'as qu'à le prendre.

HACIVAT. — Mais c'est un cadeau magnifique, mon cher ami ! Laisse-moi t'embrasser !

KARAGÖZ. — Le commerce est facile à exercer : on se fait payer d'avance, et on donne des coups aux gens qu'on vous a désignés, consciencieusement !

HACIVAT. — Bon ! Bon !

KARAGÖZ. — Sur ce, adieu ! adieu ! Voilà le bâton. (Karagöz donne son bâton à Jacivat et sort).

HACIVAT, criant. — Coups de bâton à vendre ! Marchand de coups de bâton ! Il me tarde de faire mes débuts ! (Entre le Chef de quartier tirant la cage). Ah ! voici justement...

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Cage
 
 
 



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