THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

KARAGÖZ, MARCHAND DE COUPS DE BÂTON

D'après Le marchand de coups de bâton de Louis-Émile-Edmond Duranty

 
1880 - domaine public
 
PERSONNAGES :
KARAGÖZ
CRIEUR
HACIVAT
LE GARDE
UNE MENDIANTE
ECZACI
DOKTOR BOYNUZLU
KAMBUR TIRYAKI
MADAME KAMBUR TIRYAKI
LE SABREUR
LE CHEF DE QUARTIER
LE SULTAN

PLACE PUBLIQUE.
Maison à gauche – Palais à droite.

karagoz hacivat en ombres chinoises théâtre d`ombres silhouettes marionnettes
Hacivat

HACIVAT, apparaissant sur l'écran.(Il chante sur l'air de « Bon voyage, monsieur Dumollet).
     Je suis seul, j'aimerais parler
     À un ami, un voisin, un poète ;
     Je suis seul, je voudrais bavarder...

 
karagoz en théâtre d`ombres ombres chinoises marionnettes silhouettes
Karagöz
 
KARAGÖZ, sur le même air, apparaissant et disparaissant.
     Avec quelqu'un qui sent mauvais des pieds !

 
HACIVAT, regardant à gauche puis à droite. — Quoi ? Comment ? Il y a quelqu'un ? Non, j'ai dû rêver. Reprenons. (Il chante sur l'air de « Bon voyage, monsieur Dumollet »).
     Aujourd'hui, je voudrais papoter,
     Parler du temps qu'il fait et qu'il va faire,
     Aujourd'hui, j'aimerais échanger...
 
KARAGÖZ, parlant, survenant et frappant Hacivat. — Non mais, tu chantes comme un pied ! Tu vas te taire, oui ? (Il se sauve).

HACIVAT. - Aïe aïe aïe, aïe aïe aïe aïe !

KARAGÖZ, réapparaissant, frappant Hacivat et disparaissant de nouveau. — Mange de la soupe à l'ail !

HACIVAT. — Qui m'a frappé ? (Il se tourne de tous les côtés). Personne ! J'ai dû rêver... Reprenons. (Toujours sur l'air de « Bon voyage, monsieur Dumollet »).
     Ici, je veux trouver un ami,
     Même un voisin, un inconnu qui passe ;
     Ici, je veux trouver ce midi...

KARAGÖZ, sur le même air, apparaissant et disparaissant.
Un escargot, un pou et des limaces...

HACIVAT. —
     C'est décidé : il me faut chercher
     Un camarade, un cousin ou un frère
     C'est décidé : il me faut trouver...

KARAGÖZ, survenant et frappant Hacivat. — Non mais, tu vas te taire, oui, tu vas faire pleuvoir, tu chantes comme une casserole. (Il se sauve).

HACIVAT. — Ouillouillouillouillouillouillouille !

KARAGÖZ, réapparaissant et disparaissant de nouveau. — Tu as remarqué ? Andouille, ça rime avec fripouille !

HACIVAT. — Qui m'a frappé ? (Il se tourne de tous les côtés). Personne ! J'ai dû rêver... Reprenons...

KARAGÖZ, survenant. — Non ! non ! non ! Pitié ! Ne chante pas, Hacivat !

HACIVAT. — C'est vrai, Karagöz, mon ami, je n'ai plus besoin de chanter...

KARAGÖZ. — ...Et pourquoi, Hacivat ?

HACIVAT. — Karagöz, mon ami, je n'ai plus besoin de chanter car je viens de vous trouver.

KARAGÖZ. — Ah oui ?

HACIVAT. — Je cherchais quelqu'un et c'est vous que j'ai trouvé, Karagöz. Nous allons pouvoir discuter, parler, papoter...

KARAGÖZ. — ...Mais non, mais non, mais non... Je ne veux pas discuter avec toi, Hacivat...

HACIVAT. — Et pourquoi, mon ami, que vous ai-je donc fait ?

(Le crieur arrive et coupe la parole à Hacivat).

 
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Crieur

CRIEUR, annonçant après avoir battu du tambour. — La fille du Sultan est à marier ! elle n'épousera qu'un homme d'esprit, à condition qu'il soit très riche ! (Il sort).

KARAGÖZ. — Ah ! ah ! cela pourrait être une affaire pour moi. J'ai de l'esprit, il ne me manque que de l'argent... Avec quelques concessions de part et d'autre...

HACIVAT. — Et, mon ami, vous pensez avoir la bonne élocution pour parler à une princesse ?

KARAGÖZ. — Holà, Hacivat ! Pourquoi me parles-tu d'électrocution ?

HACIVAT. — Je n'ai pas dit électrocution, j'ai dit...

KARAGÖZ. — Je n'ai pas de temps à perdre avec toi. J'ai une princesse à aller conquérir ! (Il frappe à la porte du palais).

HACIVAT. — Dans ce cas, très cher ami, je vous souhaite le bonjour.

KARAGÖZ. — (Il se retourne et frappe Hacivat). Non mais, c'est que tu vas me laisser tranquille, oui ou non ?

HACIVAT, prenant la fuite. — C'est oui, c'est oui, c'est oui, c'est oui... (Il sort).

 
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Le Garde
 
LE GARDE, ouvrant la porte. — Que voulez-vous ?

KARAGÖZ. — Je voudrais épouser la fille au Sultan.

LE GARDE. — Toi ! toi, le simple Karagöz, tu oses une telle insolence ! Je te connais ! Tu n'es pas capable de garder un travail plus d'une semaine. Comme on dit : mille métiers : mille misères. Mais, pour ta demande de mariage, tu tiens vraiment à avoir une réponse claire ?

KARAGÖZ. — Oui !

LE GARDE, se précipitant sur lui à grands coups de gourdin. — La voici, drôle ! je te l'imprimerai dans la mémoire.

KARAGÖZ, courant partout pour éviter les coups. — Et surtout sur le dos ! Assez, monsieur le Garde, assez ! je renonce à me mettre sur les rangs.

LE GARDE. — Tu vois, j'ai mesuré la longueur de mon gourdin, il fait juste la largeur de tes épaules : souviens-t'en ! (Il rentre en chantant sur l'air de « Un kilomètre à pied »).
     Un petit coup d' gourdin,
     Ça fuse, ça fuse,
     Un petit coup d' gourdin,
     Ça fait beaucoup de bien...

KARAGÖZ. — Ah ! pauvre diable de Karagöz, tu es beau, souple, élégant, spirituel, et toutes ces qualités t'amènent à être assommé par un horrible Garde avec un turban gros comme une pastèque !
(Entre une Mendiante).
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La mendiante

LA MENDIANTE, tenant un bâton, d'une voix nasillarde. — La charité, s'il vous plaît !

KARAGÖZ, avec colère. — En effet, tu me trouves disposé à être charitable : la charité ! j'ai envie de te la donner comme je viens de la recevoir.


LA MENDIANTE. — Et que vous est-il donc arrivé ? Je pourrais peut-être vous faire l'aumône d'un bon conseil.

KARAGÖZ. — Ce qui m'est arrivé ! Tu crois donc que j'aime raconter mes histoires désagréables ?


LA MENDIANTE. — Qu'importe ? je vous serai peut-être utile.

KARAGÖZ. — Je pensais avoir de l'esprit et je me suis conduit comme le dernier des imbéciles.


LA MENDIANTE. — Mais enfin, l'histoire ?

KARAGÖZ. — J'ai voulu épouser la fille du Sultan.


LA MENDIANTE. — C'était de l'ambition, ça ! Quel homme !

KARAGÖZ. — Elle est à marier et ne veut épouser qu'un homme d'esprit : jusque-là, je suis préférable à tout autre. Mais le caprice est qu'il faut que cet homme d'esprit soit très riche, et je ne sais pas du tout comment le devenir.


LA MENDIANTE. — Il n'y a qu'à trouver un moyen.

KARAGÖZ. — Parbleu ! tu me parais être encore à la recherche, toi. Voyez-vous cette dame en haillons
 qui se vante d'enseigner à autrui l'art de devenir riche !

LA MENDIANTE. — Moi, je ne veux pas épouser la fille du Sultan. Mais voyons la fin de l'histoire. On t'a...

KARAGÖZ. — Oui !


LAMENDIANTE. — Quoi ?

KARAGÖZ. — On m'a... ce n'est nullement amusant à dire.


LA MENDIANTE. — Décide-toi !

KARAGÖZ. — Eh bien ! le Garde du Sultan m'a jeté à la porte...


LA MENDIANTE. — Avec quelques bons coups de bâton ?

KARAGÖZ. — Hélas ! Presque.


LA MENDIANTE. — Eh bien ! sans le savoir, ce Garde brutal t'a appris le moyen de devenir riche.

KARAGÖZ. — Je comprends que mon aventure fasse qu'on se moque de moi...


LA MENDIANTE. — Voici mon bâton : il est bon, solide et long. Prends-le.

KARAGÖZ. — Je ne suis pas boiteux.


LA MENDIANTE. — Fais-toi marchand de coups de bâton.

KARAGÖZ. — Une bonne façon d'attirer les clients que de les assommer !


LA MENDIANTE. — Tu n'es qu'un imbécile ! Tu ne mérites pas qu'on te donne plus d'explications : tu as ta fortune entre les mains. Bonjour. (Elles'en va).

KARAGÖZ. — Me voilà bien avancé ! j'ai envie de lui rompre son bâton sur la tête à ce mauvais plaisant. Marchand de coups de bâton ! voilà un joli commerce à annoncer. Je voudrais bien voir quelqu'un se promener dans les rues en criant : marchand de coups de bâton ! coups de bâton à vendre ! (Criant). Marchand de coups de bâton ! coups de bâton à vendre ! (Entre Eczaci).

 
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Eczaci
 
ECZACI. — C'est-il point vous qui beugle, monsieur Karagöz ?

KARAGÖZ. — Oui, monsieur Eczaci : je crie.

ECZACI. — Et qu'est-ce que vous criez ? C'est-il de la marchandise ?

KARAGÖZ. — Et une solide, monsieur Eczaci !

ECZACI. — Et peut-on point savoir qu'est-ce que c'est que votre marchandise, monsieur Karagöz ?

KARAGÖZ. — Ce sont des coups de bâton, monsieur Eczaci !

ECZACI. — Des coups de bâton ! Quelle idée ! et ça se vend-il cher ?

KARAGÖZ. — Dame ! c'est selon la qualité. (Le tapant). Comme celui-là, par exemple, c'est très cher. (À part). Si jamais il m'en achète, qu'on me pende !

ECZACI. — Quelle poigne ! Oui l'ami, ça pourrait bien faire mon affaire !

KARAGÖZ, levant son bâton. — Combien en prenez-vous ?

ECZACI, se garant. — Diable ! vous m'avez l'air d'un finaud ! Vous savez bon que ce sont des choses qu'on ne les achète pas pour soi : c'est pour faire des cadeaux à ses amis.

KARAGÖZ. — Ô trait de lumière ! je comprends maintenant le génie de mon amie la Mendiante. (Il gambade de joie).

ECZACI, à part. — Qu'est-ce qu'il lui prend ? la belle affaire ! (Haut). Voilà la chose : il y a un gueux de médecin, le Doktor Boynuzlu, qui devait me fournir un flacon avec du son, de l'amidon, un tas de drogues qu'on en a pour son argent. Et notre gueux de médecin m'a donné un flacon d'eau claire qu'il m'a fait payer comme si toutes les drogues y étaient bien.

KARAGÖZ. — Il mérite une récompense, monsieur Eczaci.

ECZACI. — Je lui mitonne son petit cadeau. Je voudrais qu'il reçoive bien cinq-cents bons coups de bâton bien comptés. Vous m'avez l'air honnête, je vais vous apporter des écus. Mais vous ne me tromperez pas ? D'ailleurs, je vais vous l'envoyer, c'est le Doktor Boynuzlu. (Il sort).

 
 
 



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