THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

LARISETTE. - C'est un tort ! Comment voulez-vous que je sache que c'est vous, puisque vous ne pouvez pas me prouver que c'est vous qui êtes vous ?

VALENTIN. - Mais, gendarme, quand je vous prouverais que c'est moi qui suis moi, à quoi ça vous avancerait-il ?

LARISETTE. - Ça m'avancerait à avoir de l'avancement, parce que j'aurais fait mon devoir.


VALENTIN à part. - Ce gendarme est stupide ! Comment lui faire comprendre que peut-être en ce moment on assassine un homme. (Haut.) Écoutez, gendarme, vous persistez à vouloir m'arrêter ?

 

LARISETTE. - Je ne persiste pas, je vous arrête préalablement et je vais vous conduire au poste.

 

VALENTIN. - Ça c'est autre chose. Je suis très fort et je ne vous engage pas à vous frotter à moi.

 

LARISETTE. - De la rébellion ! Très bien ! Je vais chercher un camarade.

 

VALENTIN. - Eh bien, soit ! Votre camarade sera peut-être plus intelligent que vous.

 

LARISETTE, (à part). - De ce côté, il m'a dit qu'il y avait des assassins, par conséquent, comme il doit tenir à sa peau, il ne se sauvera pas par là. De ce côté c'est la gendarmerie, il ne se risquera pas par là non plus. Il est donc évident que je vais le retrouver ici tout à l'heure. (Il sort.)

 

SCÈNE V

 

VALENTIN. - Que faire avec un pareil imbécile ! Et dire, qu'en ce moment-ci, les assassins aiguisent leur coutelas... Ils guettent la victime, ils vont l'immoler... Je sais cela, moi ! Et je ne puis rien faire ! Ah ! je suis navré, navré, navré ! Ah ça, mais je n'y comprends plus rien ! Le crime que j'attendais ne se perpètre pas. L'auraient-ils remis à huitaine, comme on dit dans les tribunaux ? Ou bien la victime n'est-elle pas présente ? Que supposer ? Je n'entends aucun bruit, l'heure n'est peut-être pas sonnée. (À ce moment l'horloge du village sonne six heures.)



 

SCÈNE VI

 

VALENTIN, BEDONNET.

 

BEDONNET, entrant. - Six heures ! Et mon dîner est à huit heures ! Dutripard aura oublié ma commande ! Ce n'est pas possible ! Ce serait la première fois. Quand un charcutier a l'honneur d'être le fournisseur de l'honorable Bedonnet, juge de paix de Saint-Just, ci-présent, il doit avoir un zèle qui devance les heures !

 

VALENTIN, à part. - Bedonnet ? Bedonnet, oui ! C'est bien le nom de la victime que ces misérables ont imprudemment proféré... Bedonnet !

 

BEDONNET. - Je les connais ! Dutripard est un fieffé paresseux et Veaupiqué, son premier clerc, ne vaut pas mieux que lui ; ils sont capables de s'être attardés au cabaret et de m'avoir oublié.

 

VALENTIN, à part. - Bedonnet ! C'est la future victime !

 

BEDONNET. - C'est que je traite ce soir mon confrère de Pont-de-Bonne... Il adore le boudin et je le sais si gourmand qu'il me ferait mauvaise mine si je ne lui en offrais pas.

 

VALENTIN, à part. - Cela me fait pitié ! Ce juge de paix qui va tranquillement à l'abattoir ! C'est horrible ! Et cet homme a une bonne nature; il veut régaler un de ses confrères et, dans cinq minutes, peut-être...

 

BEDONNET. - Allons activer ces paresseux.

 

VALENTIN, à Bedonnet. - Pardon, Monsieur le juge, je voudrais vous dire deux mots.

 

BEDONNET. - Je n'ai pas le temps ! Venez à mon audience, je vous écouterai.

 

VALENTIN. - Mais, Monsieur le juge, c'est très pressé, je vous en prie, laissez-moi vous parler.

 

BEDONNET. - Vous écouter, à cette heure ? Vous n'y songez pas, c'est impossible ! D'abord je ne vous connais pas ! Et puis il y a des formalités à remplir. Si j'écoutais tout le monde dans la rue, je n'aurais personne à mon audience. Ma dignité ne me permet pas de faire des passe-droit. Je vais vous indiquer la marche que vous devez suivre : Vous allez m'adresser une demande d'audience sur papier timbré ; je l'étudierai et je la passerai ensuite à mon greffier qui la classera. Au bout de huit jours, vous recevrez une lettre d'admission à mon audience et vous passerez à votre tour. Je suis un juge intègre et ne fais rien par faveur.

 

VALENTIN. - Ceci fait votre éloge, Monsieur Bedonnet, mais je ne demande pas d'audience.

 

BEDONNET. - Alors que me demandez-vous ?

 

VALENTIN. - Rien ! Je veux vous sauver d'un grand péril. Vous êtes bien monsieur Bedonnet ?

 

BEDONNET. - Sans doute !

 

VALENTIN, montrant la charcuterie. - Eh bien, n'entrez pas dans cette maison.

 

BEDONNET. - N'entrez pas ? Vous me donnez des ordres ! Monsieur ! C'est moi qui en donne et je n'en reçois jamais ! Laissez-moi !

 

VALENTIN, à part. - Il est aussi entêté que le gendarme. (Haut.) Je vous en prie, Monsieur Bedonnet...

 

BEDONNET, avec hauteur. - Assez, Monsieur ! Je sais ce que j'ai à faire.

 

VALENTIN, à part. - Allons ! Je n'ai plus qu'une ressource : Aller à la gendarmerie et ramener tous les gendarmes pour empêcher un malheur ! (Il sort.)

 

SCÈNE VII

BEDONNET, puis DUTRIPARD.

 

BEDONNET. - Ah ça ! Est-ce que cet inconnu voudrait m'empêcher de manger du boudin ! Ce serait un peu fort ! (Allant à la charcuterie et appelant.) Maître Dutripard ! Maître Dutripard !

 

DUTRIPARD, entrant. - Ah ! Monsieur le juge !

 

BEDONNET. - On dirait, Maître Dutripard, que vous m'avez oublié !

 

DUTRIPARD. - Bien au contraire, monsieur le Juge, je m'occupe de vous.

 

BEDONNET. - Comment se fait-il que ma commande ne soit pas prête ?

 

DUTRIPARD. - Ne craignez rien, vous l'aurez à temps pour votre dîner.

 

BEDONNET. - Je n'en crois rien, maître Dutripard.

 

DUTRIPARD. - Si Monsieur le Juge voulait bien venir avec moi. J'aurais l'honneur de la préparer devant lui.

 

BEDONNET. - Hum ! Hum ! Comme juge, je ne devrais peut-être pas vous suivre, mais comme simple particulier, je veux bien condescendre à cette vérification. (Ils entrent dans la maison.)

 

SCÈNE VIII

 

VALENTIN, LARISETTE.

 

VALENTIN. - Venez ! Venez ! Il sera peut-être trop tard.

 

LARISETTE. - Ah ça, mais vous n'avez pas bientôt fini de me faire courir comme ça ? Vous oubliez que j'ai des bottes neuves.

 

VALENTIN. - Il s'agit bien de bottes ! la victime, c'est monsieur Bedonnet, votre juge. Il est là dans la maison. Entrons ! Nous pourrons peut-être le sauver !

 

LARISETTE. - N'allons pas si vite ; tout cela n'est pas clair ! Voyons, vous dites que le juge, monsieur Bedonnet, est assassiné ?

 

VALENTIN. - Non, pas encore !

 

LARISETTE. - Eh bien, il faut attendre.

 

VALENTIN. - Mais non, malheureux ! Il ne faut pas attendre. Quand le crime sera commis, il sera trop tard ! Entrons !

 

LARISETTE. - Pardon ! Je connais mes devoirs, je n'ai pas le droit de violer un domicile.

 

VALENTIN. - Ah ! quelle tête carrée ! Eh bien, restez là, j'entre sans vous.

 

LARISETTE. - Je vous le défends ! Vous êtes mon prisonnier.

 

VALENTIM. - Prenez garde ! Je vous rends responsable de ce qui va vous arriver. (On entend des cris dans la maison.) Malheureux ! Le crime est consommé !

 

LARISETTE. - Maintenant je connais mon devoir ! Ces cris sont séditieux. Je vais faire la perquisition. Je vous autorise à m'accompagner. (Il entre dans la maison.)

 

VALENTIN, accablé. - Maintenant, c'est bien inutile.

 

SCÈNE IX

 

VALENTIN, puis BEDONNET.

 

VALENTIN. - C'est horrible ! Et dire que j'ai tout fait pour empêcher cela !

 

BEDONNET, entrant. - Maintenant je suis rassuré. Mon dîner n'est pas compromis.

 

VALENTIN. - Vous ici ! Vivant !

 

BEDONNET. - Ah ça, mais Monsieur, vous m'en voulez, je crois. Je suis vivant et bien vivant et n'ai jamais été malade.

 

VALENTIN. - Dieu soit loué ! Et comment en avez-vous réchappé ?

 

BEDONNET. - Réchappé ? de quoi ? Qu'est-ce que vous voulez dire ?

 

VALENTIN. - Alors vous avez été le plus fort ? Cependant ils étaient deux.

 

BEDONNET. - Comment deux ? Je n'en ai vu qu'un. Mais, au fait, de quel droit m'interrogez-vous ? Et d'abord, je ne vous connais pas, qui êtes- vous ?

 

VALENTIN. - Qui je suis ? Mais un pauvre touriste qui a été dévalisé par ces brigands !

BEDONNET. - Quels brigands ?

 

VALENTIN. - Ceux à qui vous venez d'avoir affaire.

 

BEDONNET, à part. Il est fou ! A moins que ce ne soit une ruse pour dépister la Justice. (Haut) Montrez-moi vos papiers !

 

VALENTIN. - Mes papiers ? C'est une manie dans ce pays-ci. Voyons ! Comment voulez-vous que je vous montre mes papiers puisque vos assassins me les ont pris ?

 

BEDONNET. - Mes assassins ! Mais je ne suis pas assassiné ! (à part) Cet homme a la tête dérangée !

 

VALENTIN. - Ils ne vous ont pas assassiné, c'est vrai, puisque vous me le dites, mais ils en avaient l'intention.

 

BEDONNET, à part. - C'est une manie ! mais ça n'est pas clair ! (Haut.) Monsieur, ou vous êtes sérieux ou vous ne l'êtes pas. Dans le premier cas, vos hallucinations m'obligent à m'assurer de votre personne ; dans le second, vous vous moquez de moi. De toutes façons, mon devoir m'oblige à vous arrêter. Gendarme ! Gendarme !

 

VALENTIN. - Ah ! mais non ! Avec celui-ci et ses procédures, je resterais trop longtemps en prison. J'aime mieux m'en aller ! (Il sort.)

 

SCÈNE X

 

BEDONNET, LARISETTE.

 

BEDONNET. - Gendarme ! Où êtes-vous Gendarme ! Arrêtez cet hommequi court ! Où donc êtes-vous Gendarme ? (Il court autour de la scène.)

 

Air : de Cadet-Rousselle.

Gendarme, où donc vous trouvez-vous ?
Est c' que vous vous moquez de nous ?
Me voici sens dessus dessous
Et je vais me mettre en courroux.
Comm' le chien de Jean de Nivelle,
N'entendez-vous pas quand j'appelle. ?

Ah ! vous êtes vraiment
Un gendarme récalcitrant.

 

LARISETTE, sortant de la charcuterie. - Qui m'appelle ? Me voici.

 

BEDONNET. - Où étiez-vous donc ? Je vous cherche partout.

 

LARISETTE. - Mais, Monsieur le Juge, j'étais en train de vous chercher.

 

BEDONNET. - De me chercher ? Quand c'est moi qui vous cherche ?

 

LARISETTE. - Alors nous nous cherchions tous deux ! Mais dites-moi puisque vous êtes vivant, vous n'êtes donc pas mort ?

 

BKDONNET. - Quelle est cette plaisanterie, Larisette ? Vous aussi, vous allez me la faire !

 

LARISETTE. - Ce n'est pas une plaisanterie, Monsieur le Juge, moi je croyais que c'était fini, sans cela je ne serais pas entré.

 

BEDONNET. - Fini ! Mais quoi fini ?

 

LARISETTE. - L'assassinat !


 
 
 



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