THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

M. PURGON. - Le poumon ! Vous aimez boire un peu de vin ?

M. DÉSEMPLÂTRES. - Oui, monsieur,

M. PURGON. - Le poumon ! le poumon, vous dis-je. Que prenez-vous pour votre nourriture ?


M. DÉSEMPLÂTRES. - Je prends du potage.

M. PURGON. - Ignorant !

M. DÉSEMPLÂTRES. - De la volaille.

M. PURGON. - Ignorant !

M. DÉSEMPLÂTRES. - Du veau.

M. PURGON. - Ignorant !

M. DÉSEMPLÂTRES. - Du bouillon !

M. PURGON. - Ignorant !

M. DÉSEMPLÂTRES. - Des œufs frais.

M. PURGON. - Ignorant !

M. DÉSEMPLÂTRES. - Le soir, des petits pruneaux pour relâcher le ventre.

M. PURGON. - Ignorant !

M. DÉSEMPLÂTRES. - Et surtout, je bois mon vin fort bien trempé.

M. PURGON. - Ignorant ! Ignorantus, ignoranta, ignorantum ! il faut boire votre vin pur, et, pour épaissir votre sang qui est subtil, il faut manger de bon gros bœuf, de bons gros porc, de bon fromage de Hollande, des marrons et des oublis pour coller et conglutiner.

M. DÉSEMPLÂTRES. - Comment ?

M. PURGON. - Voilà un bras que je me ferais couper tout à l'heure, si j'étais que de vous.

M. DÉSEMPLÂTRES. - Et pourquoi ?

M. PURGON. - Ne voyez-vous pas qu'il tire toute la nourriture de votre bras gauche et l'empêche de profiter.

M. DÉSEMPLÂTRES. - Oui, mais j'ai besoin de mon bras.

M. PURGON. - Vous avez là aussi un œil que je me ferais crever si j'étais en votre place.

M. DÉSEMPLÂTRES. - Crever un œil !

M. PURGON. - Ne voyez-vous pas qu'il incommode l'autre et lui dérobe sa nourriture ? Il faut le faire crever au plus tôt, vous en verrez plus clair de l’œil gauche.

M. DÉSEMPLÂTRES. - Ce n'est pas pressé ?

M. PURGON. - Comment, ce n'est pas pressé ?... On se moque, je crois, de mes ordonnances... et on fait refus de faire le remède que je prescris.

M. DÉSEMPLÂTRES. - Monsieur, vous vous trompez de croire cela.

M. PURGON. - Voilà une hardiesse bien grande, une étrange rébellion d'un malade contre son médecin...

M. DÉSEMPLÂTRES. - Je voulais vous dire que...

M. PURGON. - Cela est épouvantable !

M. DÉSEMPLÂTRES. - Si vous pensez...

M. PURGON. - C'est un attentat énorme contre la médecine...

M. DÉSEMPLÂTRES. - ...qu'il soit nécessaire...

M. PURGON. - Un crime de lèse-faculté, qui ne se peut assez punir.

M. DÉSEMPLÂTRES. - Je suis prêt à le faire.

M. PURGON. - Je vous aurais tiré d'affaire avant qu'il fût peu ; mais puisque vous n'avez pas voulu guérir par mes mains.

M. DÉSEMPLÂTRES. - Vous vous trompez...

M. PURGON. - Puisque vous vous êtes soustrait de l'obéissance que l'on doit à son médecin.

M. DÉSEMPLÂTRES. - Eh ! pas du tout !...

M. PURGON. J'ai à vous dire que je vous abandonne à votre mauvaise constitution, à l'intempérie de vos entrailles, à la corruption de votre sang, à l’âcreté de votre bile et à la férulence de vos humeurs.

M. DÉSEMPLÂTRES. - Mon Dieu !

M. PURGON. - Et je veux que, avant qu'il soit quatre jours, vous deveniez dans un état incurable.

M. DÉSEMPLÂTRES. - Ah ! miséricorde !

M. PURGON. - Que vous tombiez dans la bradipésie.

M. DÉSEMPLÂTRES. - Monsieur Purgon !

M. PURGON. - De la bradipédie dans la dyspésie.

M. DÉSEMPLÂTRES. - Monsieur Purgon !

M. PURGON. De la dyspésie dans la pésie.

M. DÉSEMPLÂTRES. - Monsieur Purgon !

M. PURGON. - De la pésie dans la licuterie.

M. DÉSEMPLÂTRES. - Monsieur Purgon !

M. PURGON. De la licuterie dans la dysenterie.

M. DÉSEMPLÂTRES. - Monsieur Purgon !

M, PURGON. - De la dysenterie dans l'hydropisie.

M. DÉSEMPLÂTRES. - Monsieur Purgon !


M. PURGON. - Et de l'hydropisie dans la privation de la vie, où vous aura conduit votre folie (il sort du côté opposé au lit).

SCÈNE X


M. DÉSEMPLÂTRES. - Ah ! mon Dieu ! je suis mort ?... je n'en puis plus !... Je sens que déjà la médecine se venge !... les étranges maladies dont il m'a menacé... Il dit que je deviendrai incurable avant qu'il soit quatre jours ! et ce qu'il y a de pis, c'est qu'il sait tout mon tempérament et la manière de le gouverner.


SCÈNE XI

M. DÉSEMPLÂTRES, M. VISAUTROU (M. Visautrou tenant une seringue à la main; il entre du côté opposé au lit).


M. VISAUTROU. - Monsieur, voici un petit remède, un petit remède qu'il vous faut prendre, s'il sous plaît ; c'est un petit clystère, un petit clystère insinuatif, soporatif, préparatïf, détersif, monsieur ; carminatif et remollient, monsieur, composé de catholicon, rhubarbe, miel rosat, casse récente, séné levantin, grains de bezoard, mauve, grenade, sirop de limon et autres, monsieur, suivant l'ordonnance de monsieur Purgon. C'est pour hâter d'aller, monsieur, expulser, évacuer, chasser la bile ; c'est pour balayer, laver, nettoyer, c'est pour humecter, ramollir, rafraîchir les entrailles de monsieur. Prenez-le... prenez-le, s'il vous plaît ; il ne vous fera point de mal... c'est bénin, bénin... bénin, monsieur ; il est bénin, bénin, bénin.


M. DÉSEMPLÂTRES. - Monsieur, voulez-vous bien fermer mes rideaux pour nous mettre plus à notre aise.

M. VISAUTROU. - Je suis à votre service, monsieur ; je viens vous soulager de mon mieux, monsieur.

     (Les rideaux se ferment on entend monsieur Désemplâtres qui crie.)

M. DÉSEMPLÂTRES, criant. - C'est trop chaud, monsieur Visautrou ! c'est trop chaud !

M. VISAUTROU qu'on entend crier. - Il est bénin, bénin, bénin !

M. DÉSEMPLÂTRES. - Vous me brûlez ! c'est trop chaud ! c'est trop chaud !

M. VISAUTROU. - Il est bénin, bénin, bénin !

M. DÉSEMPLÂTRES. - Ah ! laissez-moi donc, monsieur Visautrou ! c'est trop chaud, laissez-moi ! Ma femme ! Pierrot ! Louison ! venez tous à mon secours !

M. VISAUTROU. - Il est bénin, bénin, bénin.

     (On voit accourir madame Désemplâtres, Pierrot et Louison qui vont vers le lit. Peu après, ils reparaissent tous, monsieur Désemplâtres en tête, poursuivi par monsieur Visautrou aimé d'une seringue. Ce dernier est suivi de madame Désemplâtres, qui le tire par l'habit ; Louison tire sa maman par la robe et Pierrot lire Louison également par la robe en se penchant en arrière et faisant de gros éclats de rire).

M. DÉSEMPLÂTRES, criant toujours. - C'est trop chaud !

M. VISAUTROU. - Il est bénin, bénin, bénin, bénin !

LES DEUX FEMMES. - Ah ! mon pauvre mari ! Ah ! mon pauvre papa !


     (Ils passent ainsi et repassent plusieurs fois).


FIN


 
 
 



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