HUITIÈME TABLEAU
LE BACHOT
Accessoires : Une chaire de professeur
MONSIEUR PINGOUIN, EXAMINATEUR ; ANATOLE.
MONSIEUR PINGOUIN. - Ainsi, mon jeune ami, vous voulez être reçu bachelier ?
ANATOLE. - Oui, Monsieur ; papa m'a dit en entrant au lycée : Rappelle-toi, Anatole, que le baccalauréat mène à tout. Je vais tâcher d'y aller.
MONSIEUR PINGOUIN. - Allons-y. Voyons les auteurs grecs. Récitez-moi les premiers vers de l'Iliade.
ANATOLE. - Menin aeidè Thea Peleiadeo Achilleos...
MONSIEUR PINGOUIN. - Fort bien. C'est tout ce que vous en retiendrez plus tard. Mais ça vous donnera toujours l'occasion de parler de votre vieil Homère. Une boule blanche. Aux auteurs latins, maintenant. Savez-vous quelques vers d'Horace ?
ANATOLE. - Parfaitement monsieur : Desinit in piscem mulier forsmosa superne Neque semper arcum tendit Apollo Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci.
MONSIEUR PINGOUIN. - Parfait, parfait ! En voilà assez pour les petites citations mondaines dont vous aurez à faire usage. Une boule blanche. Passons aux auteurs Français, Récitez-moi...
ANATOLE. - Le songe d'Athalie ?
MONSIEUR PINGOUIN. - Non, il me fatigue. Voilà trente ans que je l'entends.
ANATOLE. - Le récit de Théramène ?
MONSIEUR PINGOUIN. - Vous voulez m'assassiner, misérable !
ANATOLE. - Préférez-vous les imprécations de Camille ?
MONSIEUR PINGOUIN. - Non, je n'aime pas les criailleries. Cela me rappelle trop mon ménage.
ANATOLE. - Alors, une oraison funèbre : Nuit épouvantable, nuit horrible où l'on entendit retentir comme un coup de tonnerre...
MONSIEUR PINGOUIN. - Je vois que vous étés ferré sur notre littérature. Un peu de géographie. Quelle est la moins ingrate des montagnes de l'Europe ?
ANATOLE. - Mais, je...
MONSIEUR PINGOUIN, joyeux. - Ah, ah ! vous êtes collé, cette fois !
ANATOLE. - Le, la...
MONSIEUR PINGOUIN. - C'est le Mont-de-Piété, jeune homme, parce qu'il est toujours rempli de reconnaissances ! Éclaircissez-moi maintenant ce point d'histoire : Comment Cléopâtre a-t-elle pu avaler un salmis de perles sans indigestion ?
ANATOLE. - Parce qu'elle avait bon estomac !
MONSIEUR PINGOUIN. - Du tout, Cléopâtre avait très mauvais estomac. Elle était gastralgique.
ANATOLE. - C'est qu'alors...
MONSIEUR PINGOUIN. - Je vous pince encore ! C'est que les perles qu'elle avala étaient des perles d'éther. Un peu de chimie. À quel degré le fer entre-t-il en fusion ?
ANATOLE. - À deux mille degrés.
MONSIEUR PINGOUIN. - Et les partis politiques ?
ANATOLE. - Quand ils sont coulés.
MONSIEUR PINGOUIN. - Très bien. Venez que je vous couronne ! Vous pouvez prétendre, jeune homme, aux plus hautes destinées. Ambassadeur, député, ministre... quoique je ne vous le conseille guère ; ça ne dure pas assez. En un mot, toutes les carrières vous sont ouvertes, dans le civil, comme dans le militaire ; mais, méfiez-vous des carrières d'Amérique. Et maintenant, mon enfant, que je dépose sur votre front le chaste baiser universitaire..... (Le professeur se penche pour embrasser Anatole, la chaire cède sous son poids et tous deux roulent par terre).
MONSIEUR PINGOUIN, se relevant. - Ceci vous prouve, mon ami, que l'esprit est fort, mais que la chaire est faible... Ciel ! un accroc a mon paletot... gare aux imprécations de Camille ! (Ils sortent, l'un et l'autre avec des gestes effarés).
NEUVIÈME TABLEAU
APOTHÉOSE
MONSIEUR BIENCHÉRI, accourant. - Bachelier, il est bachelier ! Où est-il ? quoi disparu !... L'aurait-on déjà nommé député ?!
MADAME BIENCHÉRI, même jeu que le mari. - Mon Anatole, quelle gloire ! Il n'est pas là ? L'aurait-on élu sénateur ?
MONSIEUR BIENCHÉRI. - Dieu soit béni, je l'aperçois, il vient à nous... (Anatole Bienchéri apparaît en habit noir et en cravate blanche. À sa gauche, un marmiton à genoux lui présente un plat, pendant que sa main droite s'étend avec un geste protecteur sur la tête d'un petit lycéen figuré par une poupée habillée).
MADAME BIENCHÉRI. - C'est lui-même en costume d'apparat, porté sur un nuage...
MONSIEUR BIENCHÉRI. - La tête enroulée d'une auréole ; lisez madame Bienchéri lisez : Membre de l'Association des Anciens Élèves du Lycée.
MADAME BIENCHÉRI. - Quel est ce bienheureux à sa gauche ?
MONSIEUR BIENCHÉRI. - Un marmiton de Casati, symbole du banquet annuel des vieux camarades.
MADAME BIENCHÉRI. - Et cet enfant à sa droite ?
MONSIEUR BIENCHÉRI. - Un lycéen de l'avenir, symbole des bienfaits de l'Association, le moyen et le but, les plaisirs de l'estomac couronnés par les joies du cœur (sérieux) et la satisfaction d'une bonne œuvre ; (attendri) Eulalie !
MADAME BIENCHÉRI, même ton. - Auguste !
MONSIEUR BIENCHÉRI. - Dans mes bras ! Scellons par un baiser nuptial le triomphe du Potache.
(Projections électriques et flammes de Bengales. Apothéose. Finale).
FIN