THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

ANATOLE. - O mulier formosa !

LA COCOTTE. - Qu'est-ce qu'il dit ?

ANATOLE. - Ô Venus Callipyge, ô glokaupis Athènè.

LA COCOTTE, rêveuse. - Ce doit être un Hongrois. Pas riches les Hongrois. (Elle lui tourne le dos).

 
ANATOLE. - Elle ne me regarde pas... Elle me méprise... Elle me fuit ; Fugit ad salices et se cupit ante videri.

LA COCOTTE. - Décidément c'est un Russe.
 
ANATOLE. - Comment la séduire ? Si je lui parlais grec ! À moi Chrysotome ! Mataiotès, mataiotètôn, kai ta panta mataiotès...

LA COCOTTE. - Un Turc, cette fois ; va donc panné !

ANATOLE. - Vous dites ?

LA COCOTTE. - Je dis qu'est-ce que tu paies ?

ANATOLE. - Castaneas molles et pressi copiam lacti...

LA COCOTTE. - Ça veut dire ?

ANATOLE. - Des marrons et du Mont-d'Or.

LA COCOTTE. - Non, je préfère un bock pour le moment.

ANATOLE. - Comme il vous plaira ; je viens de recevoir ma semaine...

 
LA COCOTTE. - Pauvre Chérubin ! Après tout, il est gentil cet enfant. On pourrait commencer son éducation. Asseyons-nous. Garçon !

UN GARÇON, dans la coulisse. - Voilllà !

LA COCOTTE. - Deux bocks, Alphonse, et pas de faux-col, hein ? (Le garçon apporte deux bocks. Anatole et la Cocotte s'attablent). Vous disiez donc, mon jeune ami ?

ANATOLE. - Que je vous adore, madame, que je brûle pour vous de tous les feux de Pâris pour Hélène et d'Hippolyte pour Phèdre. Mon arc, mes javelots, mon char, tout m'importune.

LA COCOTTE. - Ah non, il est agaçant. Parlons un peu Français. Qu'est-ce qu'on vous apprend au lycée ?

ANATOLE. - Mais dame ! Les grands auteurs, Homère, Virgile, Horace. Écoutez le récit d'Énée à Didon. Infandum, regina, jubes renovare...

LA COCOTTE. - Un mot de plus et je te lâche.

ANATOLE. - Non, ne fuyez pas, ne soyez pas insensible aux plaintes de mon amour : amoris dolor.

LA COCOTTE. - Ainsi, tu n'en sais pas plus long ?

ANATOLE. - Mon Dieu, je...

LA COCOTTE. - L'instruction des jeunes gens est bien négligée. Je parie qu'on ne lui a pas appris la tulipe orageuse.

ANATOLE. - Pardon, la tulipe, dans notre manuel de botanique...

LA COCOTTE. - Alors comment la dansez-vous ?

ANATOLE. - Ah ! c'est une danse ?

LA COCOTTE. - Oh ! un simple pas de caractère.

ANATOLE. - Daignerez-vous me montrer ?

LA COCOTTE. - Avec plaisir. Nous n'avons rien à refuser à l'instruction publique. (Elle esquisse une figure de cancan). À toi, gamin ! (Anatole essaye, gauchement d'abord, puis avec plus de hardiesse). Je crois que ça va venir. Il a des dispositions. Ensemble maintenant ! (Anatole et la cocotte se livrent à un « en avant-deux » échevelé lorsqu'apparaît brusquement le père Bienchéri).

MONSIEUR BIENCHÉRI. - Ah scélérat ! ah gredin ! ah polisson ! voilà comme tu fais tes classes ! (Il lui envoie un formidable coup de pied qui fait sauter et disparaître Anatole. S'adressant à la cocotte :) Et vous madame, c'est ainsi ne vous abusez de l'âge tendre ?!

LA COCOTTE. - J'abuse de quoi ? Il n'a pas même payé les bocks.

MONSIEUR BIENCHÉRI, très aimable. - Dans ce cas, si vous permettez...

LA COCOTTE, même jeu. - Comment donc !

MONSIEUR BIENCHÉRI. - La jeunesse est frivole, madame.

LA COCOTTE. - À qui le dites-vous !

MONSIEUR BIENCHÉRI. - Et vous trouverez plus de satisfaction véritable avec les hommes sérieux...

LA COCOTTE. - Je m'en doute.

MONSIEUR BIENCHÉRI. - Alors vous vous laisseriez adorer ?

LA COCOTTE, minaudant. - Ça dépend...

MONSIEUR BIENCHÉRI. - Je viens de toucher ma semaine...

LA COCOTTE. - Une semaine de quatre jeudis ?

MONSIEUR BIENCHÉRI. - Peut-être...

LA COCOTTE. - C'est toujours un mois de tranquille (lui tapant sur le ventre). Entendu papa, je vous épouse.

MONSIEUR BIENCHÉRI. - J'ai sauvé mon fils ! (Ils sortent bras dessus, bras dessous).



 

HUITIÈME TABLEAU

LE BACHOT

Accessoires : Une chaire de professeur

MONSIEUR PINGOUIN, EXAMINATEUR ; ANATOLE.



MONSIEUR PINGOUIN. - Ainsi, mon jeune ami, vous voulez être reçu bachelier ?

ANATOLE. - Oui, Monsieur ; papa m'a dit en entrant au lycée : Rappelle-toi, Anatole, que le baccalauréat mène à tout. Je vais tâcher d'y aller.

MONSIEUR PINGOUIN. - Allons-y. Voyons les auteurs grecs. Récitez-moi les premiers vers de l'Iliade.

ANATOLE. - Menin aeidè Thea Peleiadeo Achilleos...

MONSIEUR PINGOUIN. - Fort bien. C'est tout ce que vous en retiendrez plus tard. Mais ça vous donnera toujours l'occasion de parler de votre vieil Homère. Une boule blanche. Aux auteurs latins, maintenant. Savez-vous quelques vers d'Horace ?

ANATOLE. - Parfaitement monsieur : Desinit in piscem mulier forsmosa superne Neque semper arcum tendit Apollo Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci.

MONSIEUR PINGOUIN. - Parfait, parfait ! En voilà assez pour les petites citations mondaines dont vous aurez à faire usage. Une boule blanche. Passons aux auteurs Français, Récitez-moi...

ANATOLE. - Le songe d'Athalie ?

MONSIEUR PINGOUIN. - Non, il me fatigue. Voilà trente ans que je l'entends.

ANATOLE. - Le récit de Théramène ?

MONSIEUR PINGOUIN. - Vous voulez m'assassiner, misérable !

ANATOLE. - Préférez-vous les imprécations de Camille ?

MONSIEUR PINGOUIN. - Non, je n'aime pas les criailleries. Cela me rappelle trop mon ménage.

ANATOLE. - Alors, une oraison funèbre : Nuit épouvantable, nuit horrible où l'on entendit retentir comme un coup de tonnerre...

MONSIEUR PINGOUIN. - Je vois que vous étés ferré sur notre littérature. Un peu de géographie. Quelle est la moins ingrate des montagnes de l'Europe ?

ANATOLE. - Mais, je...

MONSIEUR PINGOUIN, joyeux. - Ah, ah ! vous êtes collé, cette fois !

ANATOLE. - Le, la...

MONSIEUR PINGOUIN. - C'est le Mont-de-Piété, jeune homme, parce qu'il est toujours rempli de reconnaissances ! Éclaircissez-moi maintenant ce point d'histoire : Comment Cléopâtre a-t-elle pu avaler un salmis de perles sans indigestion ?

ANATOLE. - Parce qu'elle avait bon estomac !

MONSIEUR PINGOUIN. - Du tout, Cléopâtre avait très mauvais estomac. Elle était gastralgique.

ANATOLE. - C'est qu'alors...

MONSIEUR PINGOUIN. - Je vous pince encore ! C'est que les perles qu'elle avala étaient des perles d'éther. Un peu de chimie. À quel degré le fer entre-t-il en fusion ?

ANATOLE. - À deux mille degrés.

MONSIEUR PINGOUIN. - Et les partis politiques ?

ANATOLE. - Quand ils sont coulés.

MONSIEUR PINGOUIN. - Très bien. Venez que je vous couronne ! Vous pouvez prétendre, jeune homme, aux plus hautes destinées. Ambassadeur, député, ministre... quoique je ne vous le conseille guère ; ça ne dure pas assez. En un mot, toutes les carrières vous sont ouvertes, dans le civil, comme dans le militaire ; mais, méfiez-vous des carrières d'Amérique. Et maintenant, mon enfant, que je dépose sur votre front le chaste baiser universitaire..... (Le professeur se penche pour embrasser Anatole, la chaire cède sous son poids et tous deux roulent par terre).

MONSIEUR PINGOUIN, se relevant. - Ceci vous prouve, mon ami, que l'esprit est fort, mais que la chaire est faible... Ciel ! un accroc a mon paletot... gare aux imprécations de Camille ! (Ils sortent, l'un et l'autre avec des gestes effarés).


 

NEUVIÈME TABLEAU

APOTHÉOSE



MONSIEUR BIENCHÉRI, accourant. - Bachelier, il est bachelier ! Où est-il ? quoi disparu !... L'aurait-on déjà nommé député ?!

MADAME BIENCHÉRI, même jeu que le mari. - Mon Anatole, quelle gloire ! Il n'est pas là ? L'aurait-on élu sénateur ?

MONSIEUR BIENCHÉRI. - Dieu soit béni, je l'aperçois, il vient à nous... (Anatole Bienchéri apparaît en habit noir et en cravate blanche. À sa gauche, un marmiton à genoux lui présente un plat, pendant que sa main droite s'étend avec un geste protecteur sur la tête d'un petit lycéen figuré par une poupée habillée).

MADAME BIENCHÉRI. - C'est lui-même en costume d'apparat, porté sur un nuage...

MONSIEUR BIENCHÉRI. - La tête enroulée d'une auréole ; lisez madame Bienchéri lisez : Membre de l'Association des Anciens Élèves du Lycée.

MADAME BIENCHÉRI. - Quel est ce bienheureux à sa gauche ?

MONSIEUR BIENCHÉRI. - Un marmiton de Casati, symbole du banquet annuel des vieux camarades.

MADAME BIENCHÉRI. - Et cet enfant à sa droite ?

MONSIEUR BIENCHÉRI. - Un lycéen de l'avenir, symbole des bienfaits de l'Association, le moyen et le but, les plaisirs de l'estomac couronnés par les joies du cœur (sérieux) et la satisfaction d'une bonne œuvre ; (attendri) Eulalie !

MADAME BIENCHÉRI, même ton. - Auguste !

MONSIEUR BIENCHÉRI. - Dans mes bras ! Scellons par un baiser nuptial le triomphe du Potache.

 


(Projections électriques et flammes de Bengales. Apothéose. Finale).


FIN

 
 



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