LE PARFAIT POTACHE
Potachade en huit tableaux et une apothéose.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8773175.r=
Par un ancien du lycée de LYON
domaine public
PERSONNAGES
MONSIEUR BIENCHÉRI père.
ANATOLE BIENCHÉRI.
SÉCHARD, proviseur.
BISCUIT, économe.
LHÉRISSÉ, maître d'études.
PINGOUIN, professeur.
DUFLUTEAU, le docteur.
XÉNOPHON, garçon d'infirmerie.
UNE COCOTTE.
UN GARÇON DE CAFÉ.
DEUXIÈME ÉLÈVE.
GARÇON D'ÉCONOMAT.
MADAME BIENCHÉRI.
PREMIER TABLEAU
LE DÉPART
MONSIEUR BIENCHÉRI - ANATOLE BIENCHÉRI.
MONSIEUR BIENCHÉRI, solennel. - Mon fils, un grand jour se lève !
ANATOLE BIENCHÉRI. - Oui, p'pa !
MONSIEUR BIENCHÉRI. - C'est aujourd'hui, mon enfant, que tu fais ton entrée au lycée.
ANATOLE BIENCHÉRI, d'un ton plaignard. - Oui p'pa !
MONSIEUR BIENCHÉRI. - Quelle joie ! N'oublie jamais, Anatole, cette date solennelle qui sera pour toi le début dans ta carrière d'homme et de citoyen...
ANATOLE BIENCHÉRI, de plus en plus pleurard. - Oui p'pa !
MONSIEUR BIENCHÉRI. - Quel enthousiasme ! Rappelle-toi, ô mon fils, que de cette première entrée dans la vie peut dépendre le bonheur ou le malheur de ton avenir.
ANATOLE BIENCHÉRI, même ton. - Oui p'pa !
MONSIEUR BIENCHÉRI. - Son âme déborde ! Ainsi que l'a dit un sage de l'antiquité : le baccalauréat mène à tout.
ANATOLE BIENCHÉRI. - Oui p'pa.
MONSIEUR BIENCHÉRI. - Va donc prendre tes bagages, à Marcellus, et précipite-toi d'un cœur joyeux...
ANATOLE BIENCHÉRI, éclatant en larmes. - Oui p'pa !
MONSIEUR BIENCHÉRI. - Il ne se contient plus d'allégresse... dans les bras de cette université, alma parens, qui te rendra digne de porter fièrement le nom auguste de Bienchéri ! (Pendant cette invocation, le jeune Anatole a disparu). Eh bien ! où es-tu, polisson ?
ANATOLE BIENCHÉRI. - Je prépare mon paquet.
MONSIEUR BIENCHÉRI. - L'esprit de prévoyance de la famille. ? Ah ! il est bien le fils de son père. Est-ce fait ?
ANATOLE BIENCHÉRI. - Voila p'pa ! (Anatole arrive avec une immense filoche contenant un ballon, une toupie, un cache-nez, un sac de billes, un pot de confiture, etc).
MONSIEUR BIENCHÉRI. - Retourne toi, ô mon fils ! Jette un dernier regard sur la maison paternelle qui abrita ta tendre enfance, et en route pour l'Université... (À ces derniers mots, monsieur Bienchéri père, saisit Anatole par la main, et cherche à l'entraîner. Celui-ci résiste, tiraillements et jeux de scène, pendant lesquels monsieur Bienchéri père ne cesse de s'écrier : « Est-il heureux ! quelle joie ! quel enthousiasme ! » puis dans un grand élan le père et le fils disparaissent dans une envolée subite).
DEUXIÈME TABLEAU
LE CABINET DU PROVISEUR
MONSIEUR BIENCHÉRI PÈRE, ANATOLE BIENCHÉRI, MONSIEUR SÉCHARD, PROVISEUR.
MONSIEUR SÉCHARD, assis à son bureau, accent spécial. - J'attends aujourd'hui un nouvel élève. Encore quelque polisson qui me fera damner ; le jeune Anatole Bienchéri, douze ans et demi, classe de cinquième... Justement, je crois l'entendre...
MONSIEUR BIENCHÉRI PÈRE, dans la coulisse. - Viens, mon enfant ; modère ton allégresse et présente toi avec élégance et modestie devant ton digne proviseur, monsieur Séchard. (Monsieur Bienchéri entre sur ces mots en tirant toujours Anatole qui résiste ; d'un geste énergique il le pousse devant le proviseur. Anatole, sa filoche au bras, reste planté devant le proviseur, la tête baissée, le menton dans le cou, l'air sournois et têtu).
LE PROVISEUR. - Il a l'air gentil.
MONSIEUR BIENCHÉRI. - Oh monsieur ! Un caractère délicieux, celui de son père.
LE PROVISEUR, lui prenant le menton. - Voyons ! (Anatole se met les bras devant les yeux). Il est charmant !
MONSIEUR BIENCHÉRI. - La grâce de sa mère !
LE PROVISEUR. - Dites moi, mon enfant, vous êtes heureux d'entrer au lycée ? (Anatole fait entendre un grognement). Jolie voix ! Et vous promettez de bien travailler ? (Second grognement).
MONSIEUR BIENCHÉRI. - Vous voyez, monsieur le Proviseur qu'il est rempli de bonne volonté.
LE PROVISEUR. - Je m'en aperçois.
MONSIEUR BIENCHÉRI. - Et une éducation, monsieur le proviseur ! (Anatole se fourre les doigts dans le nez). Ah ! nous pouvons nous vanter, madame Bienchéri et moi, de n'avoir rien négligé pour le former aux belles manières, (Anatole tire un suçon de sa filoche et le met dans sa bouche) pour lui inculquer le respect de la famille... (Anatole qui s'est retiré au second plan fait un pied de nez à son père, pendant que le proviseur, se levant, laisse passer Anatole derrière lui. Effet de scène).
MONSIEUR BIENCHÉRI, continuant. - Pour lui enseigner la déférence et la soumission envers ses maîtres. (Anatole prend sa filoche et la suspend délicatement au bouton de la redingote du proviseur).
LE PROVISEUR. - Nous nous efforcerons, monsieur Bienchéri, de développer toutes ces brillantes qualités, qui sont réunies d'ailleurs dans les commandements du Parfait Lycéen que je vais vous faire connaître pour que vous les graviez profondément dans votre méritoire :
Ici pour règle tu n'auras
Que ce qu'on nomme règlement.
Le matin, tu te lèveras,
Au plus, au second roulement.
Et la tête te laveras,
Au bachat convenablement.
Frais et dispos tu descendras
Apprendre tes leçons gaîment.
Sans broncher les réciteras
À l'étude premièrement.
In petto les répéteras
Dans les couloirs en descendant.
Puis tu les réciteras
En déjeunant frugalement.
Au professeur tu les diras
Alors sans aucun bégaiement.
Moyennant quoi tu conquerras
Un prix envié sûrement.
Aux goguenos ne fumeras
Papier que superficiellement.
Au dortoir tu te coucheras
Et dormiras innocemment.
Si le pion veut, tu ronfleras,
Mais rien qu'à son consentement.
Quand, le jeudi, tu sortiras,
Ce sera pour aller au Grand-Camp.
À ce noble but trouveras
Toujours un nouvel agrément.
Car des pommes y mangeras
À satiété... pour ton argent.
Cet exercice arrêteras,
À la colique... exclusivement.
Ces conseils tant que tu suivras,
Tu seras potache charmant,
Et sans crainte envisageras,
Le jour du dernier jugement.
Mais quand tu les transgresseras,
Devenu mauvais garnement,
Au séquestre on te fourrera,
Tout là haut, vers le firmament,
Qui sans doute t'inspirera
Salutaire recueillement.
J'ai dit : Stultus ego castra. En Français.....f....iche moi le camp.
MONSIEUR BIENCHÉRI. - Tu as entendu, Anatole ; et que jamais les conseils de la haute expérience de monsieur Séchard ne sortent de ta mémoire.
ANATOLE. - Oui p'pa !
LE PROVISEUR. - Maintenant, mon enfant, allez trouver notre économe monsieur Biscuit qui se chargera de vos costumes. Un garçon va vous conduire. (Anatole sort).
MONSIEUR BIENCHÉRI, attendri. - Monsieur le proviseur, je vous le confie, c'est l'espoir de mes vieux jours, l'aube qui se lève quand le soleil se cou...
LE PROVISEUR. - Soyez tranquille, monsieur Bienchéri, votre fils sera digne de vous.
MONSIEUR BIENCHÉRI. - Et digne d'Eulalie aussi !
LE PROVISEUR. - Qui ça, Eulalie ?
MONSIEUR BIENCHÉRI, avec dignité. - Mon épouse, monsieur !
LE PROVISEUR. - Comment donc !
MONSIEUR BIENCHÉRI. - Adieu monsieur le Proviseur, (il se confond en salutations) je vais embrasser une dernière fois l'espoir de ma race. (On entend de sonores baisers, pendant qu'Anatole crie au milieu des sanglots :)
ANATOLE. - Adieu p'pa ! Tu viendras me voir ! N'oublie pas le chocolat, le jus noir, la confiture...
LE PROVISEUR, resté seul. - Inscrivons ce garnement... (Le proviseur va pour s'asseoir dans son fauteuil, mais il tombe sur la filoche. Le ballon éclate, le pot de confiture se brise, le proviseur empêtré et emplâtré lève les bras au ciel en s'écriant :) Déjà ! le supplice commence, si j'avais au moins une couronne de martyr. (Au même instant une volumineuse couronne descend sur la tête du Proviseur, pendant qu'une voix d'en haut s'écrie :)
VOIX. - Victime pure et sans tache, montez au ciel !
TROISIÈME TABLEAU
L'ÉCONOMAT M. BISCUIT,
ANATOLE BIENCHÉRI, UN GARÇON
LE GARÇON. - Voila M. Biscuit, un nouveau à costumer.
MONSIEUR BISCUIT, brusquement. - Quelle taille avez-vous ?
ANATOLE. - J'sais pas, m'sieu !
MONSIEUR BISCUIT. - Quel crétin ! Approchez que je vous mesure. (L’Économe armé d'un énorme mètre en bois, mesure Anatole de haut en en bas, en long en large, en travers, en le tiraillant et le bousculant -jeu de scène accompagné de réflexions). La tête plate, les bras longs, les jambes cagneuses, la poitrine rentrée, un singe comme les autres. C'est bien, le costume numéro trente-sept. Apportez-moi le type trente-sept ! (Le garçon apporte un paquet de hardes contenant un pantalon, une tunique et un képi). Bon, déshabillez-vous !
ANATOLE BIENCHÉRI, hésitant. - Mais m'sieu !