THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

     Il voit rouge. Ce n'est plus un bonhomme doux et bête, un mouton ; c'est un bélier forcené, mugissant, écumant de rage. Il saute à la gorge de la vieille fille. Il ne se connaît plus.

     Semblable aux héros d'Homère, il accable sa victime d'insultes sarcastiques avant de l'immoler ; car il s'imagine de bonne foi, le bonhomme, qu'il va l'immoler. Il est hors de lui. Quand ils s'y mettent, ils sont terribles, ces sous-officiers de la garde nationale. Le père Lustucru hurle : « Mon pauvre Gamin ! C'est toi qui l'as mis en cet état ! Misérable ! vieille scélérate ! Que dirais-tu, si on te faisait la même chose ? Ah ! je te tiens sorcière ! Attends un peu ! tu vas payer pour ta méchanceté, tu vas payer pour ton horrible Ratapon. »


     Vraiment, il était beau à voir, le père Lustucru, malgré sa vieille houppelande dont les cordons balayaient l'air derrière lui, et son front écrasé d'imbécile ; il était beau à voir. Mais il en a trop dit : « Horrible Ratapon » a donné à la vieille fille paralysée un sursaut de fureur, grâce auquel elle s'est dégagée.

     Elle prend à la fois l'offensive et son écumoire, et marche en avant sur Lustucru désarmé. C'est le cas ou jamais de dire avec le poète : L'espoir changea de camp, le combat changea d'âme.

     C'est qu'elle a le bonnet près de la tête, la mère Michel, quand il s'agit de son chat ; ou plutôt son bonnet s'envole loin de son affreuse tête, et, dans sa fureur, elle s'en soucie comme d'une guigne.

     Elle est horrible à voir, la vieille fille, cheveux au vent, essoufflée, courant à grands pas et brandissant son arme. Ni les affreuses sorcières que Shakespeare fait danser autour de la chaudière, par une nuit sans lune, dans la lande écossaise, ni les épouvantables Erinnyes qui, dans les drames d'Eschyle, faisaient s'évanouir les pâles spectatrices, ni la tête de Méduse qui pétrifiait ceux qui l'avaient un seul instant fixée, rien n'égale en laideur l'affreuse mère Michel. 
 

QUATRIÈME ACTE 

SEPTIÈME TABLEAU 
 

     Lustucru sortit sauf du combat, ou en fut quitte pour quelques coups de plat de sabre, je veux dire d'écumoire.

     Et c'est déjà trop pour si peu de chose. Voilà pourtant où l'on en vient pour aimer trop les bêtes : à détester les gens ! Certainement, il n'est pas mal d'adorer les chats et les sansonnets. Un peu d'indulgence pour le prochain ne serait pas mauvais non plus.

     Quoi qu'il en soit, les belligérants avaient repris, dans un calme apparent, leurs positions respectives. Au rez-de-chaussée, Ratapon jouait de mieux en mieux aux billes, à la balle, aux quilles avec la mère Michel. Au premier, Justin, le sansonnet, pour la première fois, avait sifflé à ravir le dernier air de la Dame Blanche. Lustucru écrivait à ses vieux compagnons d'armes, le major Tranchatable et le commandant Becavin, pour les inviter à dîner et à écouter, au dessert, les fioritures de Justin.

   Il entend en bas un rire sardonique, un applaudissement frénétique, un sifflement étranglé, un affreux juron félin. Il lève les yeux de dessus ses pattes de mouches et frémit d'horreur : Ratapon avalait Justin à bouche-que-veux-tu.

     Lustucru descend quatre à quatre, brandissant ce vieux coupe-chou qu'il reçut jadis pour défendre les institutions de son pays et les attaquer au besoin. Il arrive trop tard pour recevoir le dernier soupir de Justin, à temps pour le venger.

     D'une main sûre et rapide que la colère conduit, il tranche dans le vif et plonge dans les flancs de Ratapon ce sabre qui fut le plus beau jour de sa vie. Une, deux ! il se fend, pousse sa botte, et Ratapon s'embroche jusqu'à la garde. 
 

CINQUIÈME ACTE

HUITIÈME TABLEAU


     Entre les mains du plus voisin traiteur, Ratapon devient un civet de chat. Cette vengeance aux petits oignons et à la sauce rousse console un peu Lustucru de la perte de Justin.

    Tranchatable, la plus belle fourchette de la garde nationale de la banlieue, et Becavin, qui n'a pas son pareil pour boire sec et dru, sont le dos au feu et les pieds sous la table, quand feu Ratapon fait son entrée sous sa forme nouvelle, porté solennellement par un gâte-sauce en herbe.

     Lustucru dans son cœur se réjouit d'avoir des convives à la mine si martiale. Il fredonne lui-même les airs de la Dame Blanche que Justin ne sifflera plus. Il s'apprête à faire bon accueil à la bête qu'il fit si bien passer de vie à trépas. 
 

     Chacun sait qu'en cette vie les larmes côtoient le rire. Tout près de là, la mère Michel tombe à la renverse en apercevant, pendue à un arbre du jardinet, cette peau noire qui naguère contenait son chat favori.

     Pleurs inutiles ! regrets superflus ! Elle n'a pas même la consolation d'élever une tombe aux restes de son ami, dont en ce moment même les petits os craquent sous les crocs de Gamin. 
 

     Et voici quelles pensées déchiraient son âme à cette heure suprême : c'était son onzième angora. Elle avait décidément trop de peine avec ses chats. Elle n'en aurait plus. On connaissait bien trop ses précédentes aventures et les appels éplorés qu'elle criait par la fenêtre.

     Ratapon, onzième du nom, serait le dernier.

     Au moins, comme cela, on n'aurait plus occasion de dire d'elle, avec une pitié moqueuse : C'est la mère Michel qu'a perdu son chat ! 
 

FIN

 
     Cette histoire est à rapprocher de celle du lièvre Tapin, tirée du même ouvrage :
 
 



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