CASSE-BRAS. - Ah ! oui da ; vous ne l'avez donc pas encore vu ?
BRISE-TOUT. - Non, mais c'est égal. Va, je me doute de son savoir-faire : d'abord, il vous fait tirer des cartes.
CASSE-BRAS. - Pas du tout.
BRISE-TOUT. - Puis, il vous en donne l'explication, à l'aide d'un long cornet que vous vous mettez complaisamment dans l'oreille.
CASSE-BRAS. - Vous n'y êtes pas.
BRISE-TOUT. - Il vous promet beaucoup de bonheur, de la fortune, des places importantes, des héritages que vous attendez toute votre vie, et qui ne vous arrivent jamais.
CASSE-BRAS. - Ah ! bien oui ; je vois bien que vous ne le connaissez point. Il ne fait pas tant de cérémonie ; il vous fait venir devant lui, s'amuse de vous durant quelques minutes, et vous envoie au diable, tantôt dans une cage, tantôt dans un coffre, tantôt... que sais-je, moi !
BRISE-TOUT. - Ah ! ça, mais tu l'as donc vu, toi ?
CASSE-BRAS. - De mes propres yeux, et j'en tremblais de tout mon corps.
BRISE-TOUT. - Comment, toi trembler ! ce serait donc la première fois.
CASSE-BRAS. - Ma foi, capitaine, vous l'avez dit, et je parie que vous trembleriez aussi vous-même à l'aspect de toutes ces diableries.
BRISE-TOUT. - Parbleu, je suis curieux de voir cela.
CASSE-BRAS. - C'est bien facile. Tenez, voici l'heure de ses conjurations ; si vous voulez me suivre, nous nous cacherons dans un des piliers creux de cette caverne et par les fentes duquel nous le verrons à notre aise sans en être aperçus.
BRISE-TOUT. - Volontiers.
CASSE-BRAS. - Mais avant tout, il faut que vous me promettiez une chose.
BRISE-TOUT. - Quelle est-elle ?
CASSE-BRAS. - C'est que nous nous déferons cette nuit même de ce maudit magicien, ou que demain à la pointe du jour nous délogerons d'ici. C'est l'un des deux : qu'il meure ou que nous partions.
BRISE-TOUT. - Eh ! bien, je suis de ton avis; mais voyons toujours un échantillon de ses sortilèges.
CASSE-BRAS. - Suivez-moi.
(Ils sortent par la droite ; Casse-Bras se retourne.)
SCÈNE III.
ROTOMAGO, seul, entrant à gauche. - D'après le grimoire que je viens de consulter, ce jour éclaire mon trentième lustre, et il me reste encore trois cent cinquante ans à vivre ; ainsi, en comparant ma vie à celle d'un homme ordinaire, je suis encore dans le printemps de mon âge. Mais à quoi me sert une aussi longue existence, si je n'inspire aucun sentiment aimable ! Toute ma science, tout mon pouvoir ne sont rien, si ma vue est repoussante, et si je suis condamné à vivre éternellement seul.
Air : Dis-moi, mon vieux, dis-moi, t'en souviens-tu ?
Ah ! je le sens, de l'humaine nature
On n'enfreint pas impunément les lois ;
C'est peu de voir les bois et la verdure,
Si l'écho seul répond à notre voix.
Une compagne eut comblé mon envie,
Charmé mon cœur, mon esprit à la fois ;
Par mon erreur j'ai prolongé ma vie,
Et j'ai perdu le plus beau de mes droits.
Belzébuth me l'a bien dit, quand je me donnai à lui ; il me semble encore l'entendre : «Rotomago, tu es malheureux, tu as recours à moi, je ne serai pas sourd à ta prière ; je te protégerai : tu vas avoir presque autant de puissance que moi, tu posséderas le pouvoir des enchantements ; mais tu ne connaîtras point l'avenir ; ta figure hétéroclite et vieillie n'inspirera que la crainte et l'effroi ; mais en revanche tu vivras cinq-cents ans, et aucun être ne pourra t'enlever les privilèges de la magie.» Tout cela n'est que trop vrai ; depuis soixante ans que je jouis des avantages qui me sont propres, j'ai vainement tenté de plaire, et je ne me suis présenté à un joli minois que pour en entendre des paroles désobligeantes ; cela m'est arrivé tant de fois, que je n'ose risquer la récidive. Pourtant il me prend envie d'essayer encore : on a tant de peine à s'accorder des défauts !.. mais avant, songeons à ma toilette. Astarot, paraissez ! (Astarot paraît à droite avec un peigne.) Ah ! ah ! tu as deviné mon intention, tu t'es muni d'un peigne. Allons, viens, approche-toi... encore... Donne un coup de peigne à ma barbe. (Le diable s'approche et lui peigne la barbe avec vivacité.) Doucement, doucement donc, tu m'écorches... Allons, c'est bon, recule-toi.... plus loin... Disparaît! (Le diable disparaît.) Qu'on m'apporte un miroir. (Un autre diable paraît à droite avec un miroir.) Approche-toi encore là. C'est singulier, je me trouve pourtant assez beau garçon... Recule... Approche... Je crois vraiment que je suis rajeuni. Eloigne-toi encore Disparais !!
(Le diable disparaît.) Maintenant, tentons une entrevue. Qu'il paraisse à mon commandement la plus jolie fille du département.
(Il faut observer ici que chaque fois que le magicien prononce le mot "disparaîs", les figures comme les transformations doivent sortir de la coulisse de la place même où elles se trouvent, et non pas en glissant le long du tableau. )
SCÈNE IV.
ROTOMAGO, PERRETTE, entrant à droite,
ROTOMAGO. - Approche, ma petite.
PERRETTE. - Que m' voulez-vous, mon beau mossieux ?
ROTOMAGO, à part. - Ah ! Ah ! elle me trouve beau ; c'est de bon augure. (Haut.) Comment te nommes-tu ?
PERRETTE. - Perrette Choquet, pour vous servir, mon bon mossieux.
ROTOMAGO. - Dis-moi, Perrette, quel âge as-tu, mon enfant ?
PERRETTE. - Seize ans et demie, si j'en étions capable.
ROTOMAGO. - C'est un bel âge, cela, ma petite, et... nous avons sans doute un amoureux ?
PERRETTE. - Oui-dà, mossieux, pour vous servir.
ROTOMAGO. - Et je n'ai pas besoin de demander si nous l'aimons ?
PERRETTE. - Oh ! de tout not' cœur, mon bon mossieux, si j'en étions capable.
ROTOMAGO. - Il se nomme ?...
PERRETTE. - Blaise, pour vous servir.
ROTOMAGO. - Et ce Blaise est quelque rustre, quelque manant, indigne de posséder un trésor tel que toi ?
PERRETTE. - Un... un... comment dites-vous ça ? Un... m'est avis que ça n'est pas un compliment, ça.
ROTOMAGO. - Je disais que Biaise n'était pas l'homme qu'il te fallait, et que tu valais cent fois mieux que lui.
PERRETTE. - Vous disiez là eun' fière bêtise, par exemple ? On voit ben qu' vous n' connaissez point not' famille : Blaise est fils d' farmier ; moi, j' sis fille d'farmière ; eh ! ben, j'aurons eun' farme, et j' serons farmiers itou, quoi.
ROTOMAGO. - Fort bien ; mais si au lieu d'être simple fermière, tu devenais grande dame, avec de beaux habillements , des bijoux, des parures superbes, des équipages élégants, des appartements magnifiques, cela ne vaudrait - il pas mieux ?
PERRETTE. - Dame, je n' savons pas moi ; p't' êt' ben qu'oui.
ROTOMAGO. - Si tu n'avais qu'à parler pour être obéie, servie, et pour te transporter en quelqu' endroit que tu veuilles ?
PERRETTE. - Ça s'rait ben gentil, ça ; mais, bah ! vous vous gaussez d' moi, et j'v ois ben qu' tout ça c'est pour de rire.
ROTOMAGO. - Non, ma foi, il ne tient qu'à toi de voir tout cela réalisé.
PERRETTE. - Vraiment ! voyons, qu'est-ce qu'il faut faire ?
ROTOMAGO. - Il faut... (À part.) Je ne sais comment lui dire cela. (Haut.) Ecoute-moi bien, et tâche de me comprendre.
Air: si moi je voulais qu'on se fie.
Aux champs tu remarquas peut-être
Par quel art ou par quel moyen ,
Quand la vigne commence à naître,
L'homme lui fournit un soutien ;
Ainsi, par une grâce insigne,
Des femmes nous guidons les pas ;
Si tu voulais être la vigne,
Moi je serais ton échalas.
PERRETTE. - Vous ? Ah ! Ah ! vous feriez un drôle d'échalas, j' m'en vante.
ROTOMAGO. - Pas plus drôle qu'un autre, je crois. Tu ne sens donc pas la figure ?
PERRETTE. - Ma fine, je n' savons pas si c'est eun' figure ou un visage , mais j' n'y comprenons rien, toujours.
ROTOMAGO. - Comment, tu ne vois pas que c'est une proposition que je te fais ?
PERRETTE. - Eh ! ben, quoi qu'elle chante vot' proposition ?
ROTOMAGO. - Elle chante ce qui plaît toujours aux jeunes filles, le mariage.
PERRETTE. - Pardi, vous n' m'apprenez rien de nouveau, j' savons ben que j' nous marierons.
ROTOMAGO. - Oui, mais..., avec moi.
PERRETTE. - Avec vous !... Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
ROTOMAGO. - Comment, ah ! Ah ! Ah !... eh bien, qu'y a-t-il donc d'extraordinaire à cela ?
PERRETTE. - Pour vous épouser, il faudrait, j' crais ben, qu' vous eussiez eun' soixantaine d'années d' moins, ou que j' les eussions d' plus.
ROTOMAGO. - Voyez-vous ça ! Il faut un jeune homme à mademoiselle.
PERRETTE. - Tiens, il vous faut ben eun' jeune femme, à vous.
ROTOMAGO. - Ainsi, tu me trouves donc...
PERRETTE. - Trop vieux et trop laid.
ROTOMAGO. - Ah ! trop laid ?
PERRETTE. - Oui, oui, trop laid, et j'allons r'trouver Blaise, parce que j' voyons ben qu' vous êtes un enjoleux d' filles, vous.
ROTOMAGO. - Ah ! je suis un enjôleur !
PERRETTE. - Et un fier, encore ; mais allez, pour m'attrapper, vieux renard, vous n' vous êtes pas levé assez malin. J' voyons vot' malice, alle est cousue d' fil blanc.
ROTOMAGO. - Ah ! oui dà, vieux renard !... Attends, attends. Qu'elle soit enfermée dans une cage de fer. (Il est obéi.)
PERRETTE, en cage. - Ah ! Mossieux l'magicien, j' vous demandons excuse. Si j'avions su ça, je n' vous aurions rien dit de malhonnête. Grâce, grâce, mossieux l' magicien ; vous êtes ben gentil, ben aimable.
ROTOMAGO. - Oui, oui, je suis bien gentil, bien aimable, à présent que tu es prise. Qu'on l'entraîne aux enfers !.... Disparaîs !... (Perrette et la cage disparaissent.) Voyez donc un peu cette petite insolente ! ça n'est pas au monde, et ça raisonne. Je suis curieux de voir un peu l'amoureux Blaise ; il faut que je m'amuse à ses dépens pour me venger de son impudente Perrette. Allons, que Blaise paraisse.
SCÈNE V.
ROTOMAGO, BLAISE, entrant par la droite.
Blaise, Dover publications inc.
ROTOMAGO. - Qui t'a permis de pénétrer en ces lieux ?
BLAISE. - Ma foi, m'sieux, j' n'en savons rien. J' dormions tranquillement sur un tas d' foin, et j' sommes tout étonné dnous trouver là tout d' go et tout brandi.
ROTOMAGO. - Tu mens, c'est la curiosité qui t'a conduit jusqu'ici.
BLAISE. - La curiosité, ah ! ben oui ! j'ons ben l' temps d'être curieux ; et puis, ne v'là-t'y pas un beau venez-y voir ?... J' mourons d' peur ici, moi.
ROTOMAGO. - Sais-tu bien qu'on ne me trouble pas impunément dans mes conjurations, et que tu es ici dans la caverne enchantée du grand Rotomago ?
BLAISE. - Ah ! mon dieu, qu'est-ce que vous m' dites là ! Roto.... Roto....
ROTOMAGO. - Rotomago, imbécile. Mais, malgré que tu aies encouru, par ta présence en ces lieux, le plus terrible châtiment, je veux bien t'en affranchir à une seule condition.
BLAISE. - Qu'est-ce que c'est que c'te condition-là ?
ROTOMAGO. - Tu renonceras à la main de Perrette.
BLAISE. - Tiens, pourquoi donc faire ?
ROTOMAGO. - Parce que je le veux.
BLAISE. - Ah ! et si je n' le voulions pas ?