THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

     Je ne pourrai pas rapporter d'argent à mes parents ; je ne pourrai pas leur acheter un palais, et ils seront obligés de travailler toute leur vie. »

     Et il arrosait de larmes les restes du petit violon jaune qu'il pressait sur son cœur et couvrait de baisers.

     Enfin il réunit ses débris de son mieux, rattacha les cordes comme il put, replaça les chevilles dans leurs trous, puis, tout en boitant, il se remit en route.

     Ses genoux lui cuisaient fort, mais il ne s'en inquiétait pas ; il était tout au chagrin que lui faisait éprouver la perte de son bien-aimé violon, qui plus jamais ne chanterait ! À la nuit, il arriva à la capitale du roi et erra, pauvre petit corps sans âme, dans les rues envahies par l'obscurité.

     « Çà, maître violoneux, cria un joyeux compagnon, comme l'enfant passait devant une auberge brillamment éclairée et d'où sortaient des bruits de voix et des chansons ; entrez ici, vous et votre violon ; jouez-nous des airs de danse, et vous serez bien payé.

- Payé ou non, je ne saurais faire ce que vous désirez, répliqua Fritz amèrement, en serrant de toutes ses forces son violon brisé sur sa poitrine ; je ne saurais jouer ni airs de danse ni airs d'enterrement !
- Comment ! s'écria le joyeux compagnon, un violoneux qui refuse de jouer du violon, de jouer du violon quand on lui promet de le bien payer ! Voilà un violoneux comme on n'en a jamais vu ! »
     Un groupe de gamins, - il y en a donc partout, de cette méchante graine ? - un groupe de gamins s'était formé devant l'auberge.


     « Oh ! oh ! répétèrent-ils, voilà un violoneux comme on n'en a jamais vu. Un violoneux qui refuse de jouer du violon, de jouer du violon quand on lui promet de le bien payer ! Oh ! oh ! voilà un violoneux comme on n'en a jamais vu ! »

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     Et ils suivaient le pauvre Fritz, qui continuait à marcher la tête basse, son violon bien-aimé sous le bras et ne s'inquiétant guère, dans sa détresse, de l'endroit où il posait le pied. En entendant les cris des enfants, chacun sortait des maisons, les uns leur aune ou leur balance à la main, les ménagères armées de leur balai ou de leur plumeau. Les gamins qui, par hasard, étaient restés au logis, allaient bien vite se joindre au cortège et se mettre à l'unisson pour crier, eux aussi, sans savoir de quoi il s'agissait. Bientôt la foule devint si compacte que le carrosse du roi, qui revenait de la promenade, ne put plus passer, et un valet de pied, galonné sur toutes les coutures, le chef couvert d'un superbe chapeau à plumes, quitta sa place derrière l'équipage pour venir savoir la cause de cet encombrement.

« C'est un violoneux comme on n'en a jamais vu, crièrent les gamins de plus belle, en réponse à la question du valet de pied. Un violoneux qui refuse de jouer du violon, de jouer du violon quan d on lui a promis de le bien payer ; oui, un violoneux comme on n'en a jamais vu !

- C'est un violoneux comme on n'en a jamais vu, vint redire le valet au roi ; un violoneux qui refuse de jouer du violon, de jouer du violon quand on lui a promis de le bien payer ; oui, un violoneux comme on n'en a jamais vu !

- En vérité ! s'exclama le roi. Il faut que ce soit un grand, un très grand musicien. Il ne veut jouer que devant des connaisseurs, capables de l'apprécier. Dites-lui que je l'invite à venir se faire entendre devant moi au palais. »

     Le domestique alla transmettre à Fritz l'invitation de son maître.

     « Je ne jouerai pas plus devant le roi que devant un autre, répliqua Fritz d'un ton chagrin.
- Oh ! oh ! dit le roi quand cette réponse lui fut rapportée ; ce doit décidément être un très grand artiste. Chacun sait que ces messieurs aiment beaucoup à se faire prier ; c'est un travers qu'ils ont comme cela ; mais je suis bien résolu à l'entendre, et je l'entendrai. »

     Donc, à peine rentré au palais, il ordonna à son cocher de retourner à l'endroit où il avait laissé le petit violoneux et de le lui ramener. Comme c'était un roi plein de grandeur et de magnanimité, il laissait au jeune garçon le choix entre ces alternatives : jouer du violon ou aller en prison.


     Le pauvre Fritz n'était guère en état de se présenter devant le roi, avec ses habits déchirés, ses genoux écorchés qui le faisaient boiter en marchant, et, par-dessus tout, avec son violon qui n'était plus bon à rien ; mais comment désobéir aux ordres précis d'un puissant monarque ? Faisant donc face au danger comme un homme, il monta résolument dans le carrosse.

     « Ah ! le roi veut m'entendre jouer du violon, murmura-t-il d'un ton farouche ; eh bien, il m'entendra ! »

     Dès qu'il eut pris place sur les coussins du carrosse et que le valet de pied, galonné sur toutes les coutures, eut grimpé sur le siège de derrière, le cocher fouetta son cheval, et l'équipage se mit en route, suivi par les gamins qui ne cessaient de répéter : « C'est un violoneux comme on n'en a jamais vu ; un violoneux qui refuse de jouer du violon, de jouer du violon quand on lui a promis de le bien payer ! C'est un violoneux comme on n'en a jamais vu ! »

     Leurs cris n'avaient pas encore cessé que Fritz était arrivé au palais, qu'on lui faisait monter un superbe escalier, et qu'on l'introduisait dans un magnifique salon où le roi l'attendait.

« Ah ! vous voilà enfin ! dit Sa Majesté : c'est bien vous ?
- Oui, c'est bien moi, répondit Fritz.
- Appelez les dames et les seigneurs, les princes et les princesses, dit le roi en s'adressant à son chambellan. Nous allons avoir un concert numéro un. Mais où sont vos cahiers de musique, vos partitions ? ajouta-t-il en se tournant vers Fritz.
- Je n'ai pas besoin de cahier, » répliqua le jeune garçon.

     Et en effet, pour ce que son violon pouvait faire, il n'avait pas besoin de cahier !

     « Vraiment ! Entendez-vous, reprit le roi, interpellant de nouveau son chambellan, il joue sans musique. Il n'a pas besoin de cahier ! Tout est là ! - et il se frappa le front. Tout est là ! Je vous dis que ce garçon est un grand musicien, un génie ! Il n'a pas besoin de cahier ! il joue sans musique !
- Oui, oui, en effet, répliqua le chambellan à demi-voix, ce doit être un grand génie ; voyez comme il est misérablement vêtu ; comme ses habits montrent la corde ; les hommes de génie sont toujours vêtus ainsi.

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       Il monta résolument dans le carrosse.

- Allons, Monsieur le violoneux, nous sommes tout prêts à vous entendre, dit le roi quand il se fut assis sur son trône et que tous les princes et les princesses, les dames et les seigneurs se furent groupés autour de lui.
- Mais ils ne me laisseront donc pas tranquille ! murmura Fritz. Ah ! ils veulent de la musique ! Je leur en donnerai ! Tant pis pour eux ! » Seulement, afin de ne pas être exposé à entendre sortir de son cher instrument des sons tout différents de ceux qui l'avaient charmé si longtemps, il commença par se boucher les oreilles avec du coton.

     Puis il se campa au milieu du salon, saisit son violon de la main gauche ainsi que font tous ceux qui pratiquent cet instrument, qu'ils soient de simples ménétriers de village ou des artistes de premier ordre, connus et appréciés dans le monde entier, comme Viotti, Paganini, Sivori et tous les i que vous voudrez, posa les doigts sur le manche et promena l'archet sur ce qui restait de cordes.
 

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     Aussitôt ! oh ! aussitôt un grincement s'en échappa, si aigu, si perçant, si criard, si rauque, si horrible en un mot, qu'on aurait dit que le petit instrument renfermait une demi-douzaine de coyotes et de chacals en colère. Il traversa les épaisses tentures du salon, et, grimpant ou descendant l'escalier quatre à quatre, il alla réveiller les moineaux sous le toit, les chats dans les gouttières, les chiens dans le chenil, et, les uns piaillant, les autres miaulant ou aboyant, tous se mêlèrent au concert, y apportant chacun sa note différente.

     Quant aux courtisans qui remplissaient le salon, ils demeurèrent un moment muets, comme paralysés par la surprise et l'épouvante.

 

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    Ils n'avaient jamais entendu jusque-là rien qui ressemblât à cette musique. Elle leur faisait grincer des dents et leur donnait la chair de poule ; mais, voyant que Fritz continuait à jouer avec autant de tranquillité que s'il tirait de son violon les sons les plus doux du monde (grâce au coton dont il avait eu soin de remplir ses oreilles, il n'entendait rien, lui), ils en vinrent à penser que peut-être ils se trompaient en trouvant cette musique horrible, et que sans doute c'était une manifestation de l'art à laquelle leurs oreilles n'étaient pas encore faites. Le roi n'avait-il pas dit lui-même que ce musicien était un génie ? Or, puisque le roi l'avait dit, ce devait être. Par conséquent aucun d'eux n'osant dire ce qu'il pensait de ce qu'il entendait, de peur de passer pour plus bête que son voisin en n'ayant pas l'air de comprendre cette musique étrange, tous applaudirent à qui mieux mieux en criant avec enthousiasme :
     « Quels accents enchanteurs ! quel artiste incomparable ! Cette musique est divine ! »
     « Quels accents enchanteurs ! » ,

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     Or, il faut que vous sachiez que, sept ans auparavant, il était arrivé un grand malheur à la cour. La poupée favorite de la princesse Hilda, fille et héritière du roi, était tombée dans la soupe à la tortue préparée pour le diner du monarque. Comment cette catastrophe se produisit-elle ? C'est ce que nos recherches les plus vivement poussées ne nous ont pas permis de découvrir. Quoiqu'on se fût empressé de procéder au sauvetage de l'infortunée poupée, la soupe étant fort chaude, son nez de cire avait été fortement endommagé, et, de la forme aquiline, avait passé à la forme camuse.

     La princesse n'avait jamais pu se consoler de ce malheur ; depuis sept ans, le souvenir de sa poupée, de sa beauté perdue, avait été sans cesse présent à sa pensée. En vain avait-on essayé d'offrir de nouveaux objets à son affection. En vain tous les fabricants du royaume s'étaient-ils efforcés de confectionner des poupées encore plus jolies que celle qui avait fait ce saut périlleux : en vain les avaient-ils dotées de nez irréprochables ; la princesse ne voulut pas les regarder. Elle ne se sentait de cœur pour aucune autre poupée. On tenta de les remplacer par des animaux ; mais les chiens qu'on lui présenta, du plus microscopique king's-charles au plus gros terre-neuve ; les chats les plus variés, depuis le plus magnifique angora jusqu'au vulgaire chat de gouttière ; les perroquets des couleurs les plus superbes ; les plus habiles chanteurs parmi les serins ; les singes les plus malicieux et les plus adroits, tous furent également repoussés. La princesse prit le deuil, s'enveloppa de voiles sombres, s'enferma dans son appartement et ne consentit à en sortir que dans les plus rares occasions.

     Depuis ce jour, jamais un sourire ne s'était dessiné sur ses lèvres.

     Les médecins de la cour lui avaient donné tant de potions, pour chasser cette noire mélancolie, qu'elle était devenue aussi pâle qu'un fantôme. On l'avait envoyée à toutes les eaux à la mode pour la faire changer d'air, ce qui n'avait réussi qu'à la faire maigrir, au point qu'elle était devenue plus mince qu'un fétu de paille. Le roi avait promis des sommes considérables aux savants qui parviendraient à avoir raison du chagrin de sa fille ; il avait même été jusqu'à offrir à celui qui y réussirait la main de la princesse avec la moitié de son royaume ; aucun d'eux n'avait atteint le but désiré.
 


     Accompagnée d'une demoiselle d'honneur qui ne la quittait pas plus que son ombre, et d'un fidèle grenadier qui se tenait toujours l'arme au bras derrière son fauteuil, la princesse, sur l'ordre exprès du roi, avait pris place sur une estrade, élevée à l'une des extrémités de la salle. Sous ses vêtements de deuil qu'elle n'avait pas quittés, toujours ensevelie dans sa profonde mélancolie, elle demeurait immobile ; ses yeux couleur de noisette étaient fixés sur le parquet, et elle ne semblait pas prêter la moindre attention à ce qui se passait autour d'elle.

     On eût dit une petite figure de cire à laquelle un artiste habile avait donné l'apparence de la vie.

     Mais à peine l'archet de Fritz, en se posant sur les cordes distendues de son violon, les eut-il fait grincer ; à peine ces sons discordants se furent-ils produits, que la princesse tressaillit de surprise et qu'un éclair traversa ses yeux couleur de noisette. À mesure que se succédaient les beuglements, les glapissements, les hurlements, les miaulements, les grognements, la figure de la princesse s'épanouissait ; les couleurs montaient à ses joues. Enfin, se rejetant sur le dossier de son fauteuil, dans un accès de gaieté irrésistible, elle se mit à pousser des éclats de rire en se tenant les côtes et en criant : « Oh là là ! oh là là ! on dirait un petit cochon qu'on écrase entre deux portes ! Oh là là ! de ma vie je n'ai entendu rien de si drôle ! »


     Et elle continua à rire de telle sorte que les larmes couraient sur ses joues devenues roses.
 

 
 



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