THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

JACQUES. - Il faudra deux grands potages et quatre entrées.

HARPAGON. - Que diable dis-tu là ?... Voilà pour traiter une ville entière.

JACQUES. - Un rôti.


HARPAGON. - Tu vas manger tout mon bien.

JACQUES. - Les entremets.

HARPAGON. - Encore ! Est-ce que tu as envie de nous faire crever ? La frugalité dans les repas, c'est la santé. Tu ne sais donc pas qu'il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger. Entends-tu ?... Je te l'ai déjà dit, mais pour que tu ne l'oublies pas, je veux le faire graver en grosses lettres sur la cheminée de ma salle à manger. Je ne veux pas de tous ces plats là. Il me faut de ces choses dont on ne mange guère et qui rassasient d'abord ; quelques bons plats de pommes de terre ou de haricots, entends-tu ?

JACQUES. - Je n'y manquerai pas.

HARPAGON. - Pourrais-je savoir de toi, maître Jacques, ce que l'oit dit de moi dans le pays ?

JACQUES. - Oui, Monsieur, je vous le dirais bien ; mais je crains que vous n'en soyez fâché et que vous ne vous mettiez en colère.

HARPAGON. - Point du tout ; au contraire, c'est me faire plaisir et je suis bien aise d'apprendre comme on parle de moi.


JACQUES. - Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu'on se moque partout de vous. L'un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers, où vous faites doubler les quatre temps et les vigiles, afin de profiter des jeûnes où vous obligez toute la maison ; l'autre, que vous avez une querelle toute prête à faire à vos valets, dans le temps des étrennes, ou de leur sortir d'avec vous, pour trouver une raison de ne leur donner rien. Enfin, voulez-vous que je vous dise, on ne saurait aller nulle part où l'on ne vous entende accommoder de toutes pièces ; vous êtes la fable et la risée de tout le monde et jamais on ne parle de vous que sous les noms d'avare, de ladre, de vilain et de fesse-Mathieu.

HARPAGON. - Tu es un sot ! un maraud ! un coquin et un impudent ! Je ferai de toi ce que je viens de faire de Laflèche et tu sortiras de cette maison, dès que je n'aurai plus besoin de toi (Il sort).



SCÈNE  IV



JACQUES. - Eh ! bien, ne l'avais-je pas deviné ?... Je savais bien qu'il se fâcherait de lui dire la vérité.
 


SCÈNE  V

VICTOR,  JACQUES.


Victor
http://www.cineressources.net/images/ouv_num/072.pdf

 


VICTOR. - Ah ! te voilà, Jacques; dis-moi donc où est Laflèche. Je cours partout pour le trouver, sans pouvoir le rencontrer.

JACQUES. - Laflèche ? Monsieur Harpagon, votre estimable père, vient de m'apprendre qu'il est congédié de ce logis.


VICTOR. - Quoi ! le seul domestique que je tenais à mes ordres, mon père l'a congédié ? Jacques, va, cours le chercher et dis lui de venir me parler.

JACQUES. - Avec plaisir (Il sort).



SCÈNE  VI



VICTOR (seul) - Peut-on rien voir de plus cruel ? Non, je ne puis endurer cette rigoureuse épargne, cette sécheresse étrange où l'on me fait languir. Hé ! que me servira d'avoir du bien s'il ne me vient que dans le temps où je ne pourrai plus en jouir, et si, pour m'entretenir moi-même, il faut que maintenant je demande et m'engage de tous côtés. Non, cela ne peut durer, et pour y couper court, je veux me marier. Si mon père s'y oppose, je suis résolu à m'éloigner de cette maison ; en quittant ces lieux, je m'affranchirai de cette tyrannie où me tient depuis si longtemps son avarice insupportable. Je fais chercher partout, pour ce dessein, de l'argent à emprunter; c'est pourquoi je veux conserver Laflèche qui m'est, pour cela, d'une grande utilité. Ah ! le voici.



SCÈNE  VII

LAFLÈCHE,  VICTOR.



VICTOR - Eh bien ! où t'es-tu donc allé fourrer ? Ne t'avais-je pas donné ordre ?....

LAFLÈCHE. - Oui, monsieur, je m'étais rendu ici pour attendre; mais Monsieur Harpagon, votre père, le plus malgracieux des hommes, m'a chassé malgré moi et j'ai couru le risque d'être battu.

VICTOR. - Je t'ai déjà dit que tu es à mon service et que tu n'as pas à t’inquiéter de ce que te dira mon père. Laissons cela, parlons de notre affaire. Tu sais que les choses pressent plus que jamais. N'as-tu pas trouvé d'argent ?

LAFLÈCHE. - Pardonnez-moi, monsieur.

VICTOR. - Où est-il donc, cet argent ?

LAFLÈCHE. - Je ne l'ai point.

VICTOR. - Que veux-tu donc dire ? Je ne te comprends pas.

LAFLÈCHE. - J'ai trouvé le moyen d'en avoir.

VICTOR. - Très bien ! et de qui ?


LAFLÈCHE. - De monsieur votre père.

VICTOR. - Cela me paraît bien difficile.

LAFLÈCHE. - C'est une idée lumineuse qu'il a allumée lui-même dans mon cerveau. Écoutez : en sortant d'ici tout à l'heure, lorsqu'il m'eût congédié, je dirigeai mes pas vers le port d'où je vis sortir, à la voile, une galère turque ; cette galère arrivée sur rade serra ses voiles et jeta l'ancre. Elle est restée mouillée en cet endroit.

VICTOR. - Eh bien ! qu'est-ce que cette galère sur rade a de commun avec l'argent que tu prétends obtenir de mon père ?

LAFLÈCHE. - Je vais vous faire connaître ma ruse, venez, car je l'entends et il pourrait nous gêner pour cette affaire (Ils sortent tous deux).
 


SCÈNE  VIII



HARPAGON (seul). - Je viens de faire une tournée du côté de mon argent afin de m'assurer si ce pendard de valet n'en aurait point emporté ; je suis bien aise de l'avoir congédié, car je ne me plaisais point à voir chez moi ce chien de rusé-là. Certes, ce n'est pas une petite peine que de garder chez soi une grande somme d'argent; et bienheureux qui a tout son fait bien placé, ne conservant que ce qu'il faut pour sa dépense; car on ne sait où trouver une cache fidèle. Pour moi, les coffres-forts me sont suspects, je ne veux jamais m'y fier, ce sont justement de vraies amorces à voleurs, et c'est toujours la première chose que l'on va attaquer. Cependant, je ne sais si j'aurai bien fait d'avoir enterré, dans mon jardin, les dix-mille écus qu'on m'a rendus hier. Dix mille écus en or, chez soi, c'est une somme assez... Taisons-nous, j'entends venir quelqu'un.



SCÈNE  IX

SIMON,  HARPAGON.


Simon
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HARPAGON. - Qu'est-ce, maître Simon ? Venez-vous pour quelqu' affaire ?

SIMON. - Oui, monsieur Harpagon. C'est un jeune homme qui a besoin d'argent : il en passera par tout ce que vous voudrez.


HARPAGON. - Mais croyez-vous, maître Simon, qu'il n'y ait aucun danger à lui prêter ?

SIMON. - Vous serez de toutes choses éclairé par lui-même : sa famille est fort riche, mais il ne peut jouir de son bien avant la mort de son père, qui est fort malade et qui mourra avant qu'il soit un mois.

HARPAGON. - C'est quelque chose que cela. La charité, maître Simon, nous oblige à faire plaisir aux personnes lorsque nous le pouvons.

SIMON. - Il ne lui faut pas moins de quinze mille francs.

HARPAGON, - Diable ! Quinze mille francs ! c'est beaucoup, mais enfin, s'il n'y a aucun danger, cela pourra se faire.

SIMON, - Il voudrait cependant, avant tout, connaître vos conditions.

HARPAGON. - Supposez qu'il y ait toute sûreté, et que ce jeune homme soit majeur, d'une famille où le bien soit solide, assuré, clair, ample et net de tout embarras ; on fera une bonne et exacte obligation par devant un notaire que je choisirai.

SIMON, - Il n'y a rien à dire que cela.


HARPAGON. - Pour ne pas charger ma conscience d'aucun scrupule, je ne prétends donner mon argent qu'au taux légal de six pour cent.

SIMON. - Six francs pour cent francs ? Parbleu, voilà qui est honnête, il n'aura pas à se plaindre.

HARPAGON. - Cela est vrai. Mais comme je n'ai pas chez moi la somme dont il est question, et que pour faire plaisir à ce jeune homme, je suis contraint moi-même de l'emprunter d'un autre sur le pied de six francs par cent francs, il conviendra que ce jeune homme paie de plus cet intérêt, attendu que ce n'est que pour l'obliger que je m'engage à cet emprunt.

 
 



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