THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

SIMON. - Comment ! Diable ! cela fait douze francs d'intérêts pour cent francs...

HARPAGON, - Il est vrai. C'est ce que j'ai dit. Vous avez à voir là-dessus.

SIMON. - Est-ce là tout ?

HARPAGON. - Il n'y a plus qu'un petit article. Des quinze mille francs que ce jeune homme demande, je ne pourrai lui compter, en argent, que douze mille francs ; et, pour les trois mille francs restant, il faudra que ce jeune homme prenne les hardes, meubles et bijoux dont je vais donner le détail et que j'ai mis de bonne foi au plus modique prix qu'il m'a été possible.

SIMON. - Que veut dire cela ?


HARPAGON, - Écoutez : Un lit de quatre pieds avec rideaux en laine rouge et verte, le tout arrangé fort proprement, avec six chaises ; une courte pointe bien conditionnée et doublée d'un petit taffetas changeant, jaune et bleu.

SIMON, - Que voulez-vous qu'il fasse de cela ?

HARPAGON. - Attendez : Plus une tenture de tapisserie à fleurs; plus une grande table de noyer qui se tire par les deux bouts; plus un petit fourneau en potain ; plus un violon garni de toutes ses cordes ou peu s'en faut, plus un damier avec un jeu de l'oie renouvelé des grecs, fort propre à passer le temps lorsqu'on n'a rien à faire. Plus une peau de lézard, remplie de foin, de trois pieds et demi de long ; curiosité agréable pour pendre au plancher d'une chambre. Le tout ci-dessus détaillé, valant loyalement plus de quatre mille cinq cents francs et rabaissé à la valeur de trois mille francs par obligeance.

SIMON. - Quoi ? ce n'est pas assez de douze francs par cent francs que vous demandez d'intérêts, il faut encore que ce pauvre diable prenne pour trois mille francs de vieux rogatons que vous avez ramassés.


HARPAGON. - Je ne puis rien en rabattre ; c'est à prendre ou à laisser.

SIMON. - Je vais lui en faire part, et selon comme il prendra vos condition, je vous enverrai Flipote, ma servante, pour vous le faire savoir. Je suis donc votre serviteur (Il sort).


 

SCÈNE  X


HARPAGON (seul). - Autant vaut garder son argent que de le donner pour rien, Au surplus, je n'en suis point embarrassé. Il y en a plus dans ce monde qui en cherchent qu'il n'y en a qui n'en savent que faire ; si ce n'est à lui, ce sera à un autre.


SCÈNE  XI

LAFLÈCHE,  HARPAGON

 


LAFLÈCHE. - Ô ciel ! ô disgrâce imprévue ! ô malheureux père ! pauvre monsieur Harpagon !

HARPAGON. - Qui t'amène en ces lieux et que dis-tu de moi avec cet air affligé ?

LAFLÈCHE. - Ah ! monsieur, je vous cherche partout.


HARPAGON. - Je n'ai pas quitté la maison ; qu'y a-t-il donc ?

LAFLÈCHE. - Monsieur...

HARPAGON. - Quoi...

LAFLÈCHE. - Monsieur votre fils...


HARPAGON. - Eh bien ? mon fils...

LAFLÈCHE. - Est tombé dans le malheur le plus étrange du monde.

HARPAGON, - Comment ?

LAFLÈCHE. - Je l'ai trouvé tantôt tout triste de je ne sais quoi et cherchant à divertir cette tristesse, nous sommes allés promener sur le port. Là, entre autres plusieurs choses, nous avons arrêté nos yeux sur une galère turque, beau bâtiment, très bien équipé. Un jeune turc d'assez bonne mine nous a invités de nous embarquer dans ce navire et nous a présenté la main. Nous y sommes entrés. Il nous a fait mille civilités, nous a donné la collation et nous avons mangé des fruits les plus excellents qui se puissent voir, nous avons bu aussi du vin que nous avons trouvé le meilleur du monde.

HARPAGON. - Qu'y a-t-il de si affligeant à tout cela ?


LAFLÈCHE. - Attendez, monsieur, nous y voici. Pendant que nous mangions, il a mis la galère à la voile et se voyant éloigné du port, il m'a fait placer dans un canot pour venir vous dire, que si vous ne lui envoyez pas par moi cinq cents écus, il emmènera votre fils en Barbarie.

HARPAGON, - Comment, diantre ! cinq cents écus !


LAFLÈCHE. - Oui, monsieur, et de plus, il ne m'a donné pour cela que deux heures.

HARPAGON. - Ah ! le pendard de turc ! m’assassiner de la façon !

LAFLÈCHE. - C'est à vous, monsieur, d'aviser promptement aux moyens de sauver des fers un fils que vous aimez avec tant de tendresse.


HARPAGON. - Que diable allait-il faire dans cette galère ?

LAFLÈCHE. - Il ne songeait pas à ce qui est arrivé.

HARPAGON. - Va-t'en, Laflèche, va-t'en vite dire à ce turc que je vais envoyer la justice après lui.

LAFLÈCHE. - La justice en pleine mer ! vous moquez-vous des gens ?

HARPAGON. - Que diable allait-il faire dans cette galère ?

LAFLÈCHE. - Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes.

HARPAGON. - Il faut, Laflèche, il faut que tu fasses ici l'action d'un serviteur fidèle.

LAFLÈCHE. - Quoi, monsieur ?

HARPAGON, - Que tu ailles dire a ce turc qu'il me renvoie mon fils et que tu te mettes à sa place jusqu'à ce que j'aie amassé la somme qu'il demande.


LAFLÈCHE. - Ah ! monsieur, songez-vous à ce que vous me dites ? et vous figurez- vous que ce turc ait si peu de sens que d'aller recevoir un misérable comme moi à la place de votre fils

HARPAGON. - Que diable allait-il faire dans cette galère ?


LAFLÈCHE. - Il ne devinait pas ce malheur. Songez, monsieur, qu'il ne m'a donné que deux heures.

HARPAGON. - Tu dis qu'il demande...


LAFLÈCHE. - Cinq cents écus.

HARPAGON. - Cinq cents écus ! n'a-t-il point de conscience ?

LAFLÈCHE. - Vraiment, oui, de la conscience à un turc.

HARPAGON, - Sait-il bien ce que c'est que cinq cents écus ?


LAFLÈCHE. - Oui, monsieur, il sait que c'est mille cinq cents francs.

HARPAGON, - Croit-il, le traître, que mille cinq cents francs se trouvent dans le pas d'un cheval ?

LAFLÈCHE. - Ce sont des gens qui n'entendent point de raisons.

HARPAGON. - Mais que diable allait-il faire dans cette galère ?

LAFLÈCHE. - Il est vrai ; mais quoi ! on ne prévoyait pas les choses. De grâce, monsieur, dépêchez.

HARPAGON. - Je vais te donner la clef de mon grenier.

LAFLÈCHE. - Bon !

HARPAGON. - Tu l'ouvriras.

LAFLÈCHE. - Oui.

HARPAGON. - Tu iras prendre toutes les hardes qui sont dans cette grande malle et tu les vendras aux fripiers pour aller racheter mon fils.


LAFLÈCHE. - Hé, monsieur, rêvez-vous ? je n'aurai pas cent francs de tout ce que vous me dites ; et de plus, vous savez le peu de temps qu'on m'a donné.

HARPAGON, - Mais que diable allait il faire dans cette galère ?

LAFLÈCHE, - Ah ? que de paroles perdues ! laissez-la cette galère et songez que le temps presse et que vous courez le risque de perdre votre fils. Hélas ! mon pauvre maître, peut-être que je ne te reverrai-je pas de ma vie ! Mais le ciel m'est témoin que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour te délivrer et qu'il ne faut accuser de ton malheureux sort que le peu d'amitié d'un père.

HARPAGON. - Attends, Laflèche, je m'en vais te chercher cette somme.

LAFLÈCHE, - Dépêchez donc vite, monsieur, je tremble que l'heure ne sonne.

HARPAGON. - N'est-ce pas quatre cents écus que tu dis ?


LAFLÈCHE. - Non, cinq cents écus.

HARPAGON, - Cinq cents écus !

LAFLÈCHE. - Oui.

HARPAGON. - Que diable allait-il faire dans cette galère ?


LAFLÈCHE. - Vous avez raison : mais hâtez-vous.

HARPAGON. - N'y avait-il point d'autre promenade ?

LAFLÈCHE. - Cela est vrai : mais faites promptement.


HARPAGON.
Ah ! maudite galère ! Je viens justement de recevoir cette somme en or ; je ne croyais pas qu'elle dût m'être sitôt ravie. Tiens et dis à ce turc que c'est un scélérat.

LAFLÈCHE. - Oui.

HARPAGON. - Un infâme, un homme sans foi, un voleur.


LAFLÈCHE, - Laissez-moi faire.


HARPAGON, - Qu'il me tire ces cinq cents écus contre tout droit et que je ne les lui donne ni à la vie, ni à la mort. Va vite requérir mon fils (Il se retourne pour s'en aller).

LAFLÈCHE, - Holà, monsieur, où est donc cet argent ?

HARPAGON (Il se retourne).  - Je ne te l'ai pas donné ?

LAFLÈCHE. - Non, vraiment.

 

 
 



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