THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

DODINET, le repoussant. - Ah ! fi donc ! Qu'est-ce que c'est donc ça ?

JANOT. - C'est l'histoire que je te veux conter. 

DODINET. - Malpropre... Est-ce qu'on t'a jeté... 

JANOT. - Tout juste ; t'as mis le nez dessus. 

DODINET. - Ah ! Ben ! tant mieux, mon ami, v' !à une bonne affaire pour toi ça. 

JANOT. - Ba ! Je la croyais mauvaise, moi !

DODINET. - Au contraire, mon ami, elle est excellente. 

JANOT. - Comment donc ça ? 


DODINET. - Oh ! c'est que t'auras de bons dédommagements. Faut faire une plainte chez le commissaire... 

JANOT. - Ah ! oui, mordine, t'as raison. 

DODINET. - Ne t'a-t-on pas rossé aussi un peu ? 

JANOT. - Non, heureusement. 

DODINET. - Ah ! tant pis, morbleu ! tant pis. 

JANOT. - Tant mieux, putôt. 

DODINET. - Eh non ; tant pis, mon ami ; si t'avais eu, seulement queuques coups de bâton, ou queuques coups de pied, ça te vaudrait de l'argent. 

JANOT. - Es-tu ben sûr de ça ?

DODINET. - Pardine ! imagine-toi : c'est le casuel de not' emploi, je devons ben le savoir. 

JANOT. - Ah ! c'est ça p'tête, qu'on appelle le tour du bâton, pas vrai ? 

DODINET. - Quiens, y n'y a pas encore huit jours, j'ai t'eu un coup de poing, qui m'a valu plus d'une centaine de francs. 

JANOT. - Peste ! c'est ben heureux ça ! J'en ai diablement reçu, qui ne m'ont rien rapporté, moi. 

DODINET. - C'est que tu ne sais pas t'y prendre. Quiens, moi, v'là comme ça m'est venu. Y avait zun homme qui courait après moi dans la rue ; en me sauvant, le pied m'a glissé, je suis tombé dessus un coup de canne. Je ne perds pas la tête, moi, je me relève. V'là mon homme qui me rattrape, y vient sur moi, comme un furieux, comme ça, quiens... Si je ne m'étais pas retourné, il me campait un coup de pied dans le ventre. 

JANOT. - C'est ben adroit ! tu l'as escamoté donc ?

DODINET. - Oui, par derrière... Le v'là tout sot, lui, d'avoir manqué son coup ! Quand il voit çà, il m'allonge un coup de poing. 

JANOT. - Que t'escamote encore ?

DODINET. - Non ! je l'ai reçu, celui-là, il m'a fait voir plus de dix mille chandelles. 

JANOT. - Diable ! t'as vu là une belle illumination !

DODINET. - Oui, mais je ne me suis pas endormi, vois-tu ; j'ai été porter ma joue toute chaude, cheux un commissaire ; et comme je te dis, j'en ai t'eu toujours ben une bonne centaine de francs. 

JANOT. - C'est ben heureux. Si j'avais su c'te rubrique là plutôt, je me serais déjà ben fait payer, moi... Quiens, vois-tu c'te dent-là qui me manque dans le coin, la... machelière. 

DODINET. - Eh ! ben, est-ce d'un coup de poing ?

JANOT. - Oui, il était chenu, pas vrai c'ti là... Faut que je te le conte, ça, quiens, à poing fermé, pour deux yards. J'avais passé l'eau à la place Louis XV, dans un bateau ; je prends dispute pour une pièce, avec le passeu, de dix-huit deniers, qu'elle n'était pas bonne, à ce qui disait, moi, je n'y en voulais pas donner une autre. Y me plante un soufflet, quiens, comme ça avec sa main, qui me prend depuis l'oreille, jusque sus le nez, vois-tu, comme une épaule de mouton. Y me jette à la renverse et me casse une dent là, les quatre fers en l'air !... Sitôt que je vois ça, moi, v'là que je me mets tout de suite à saigner du nez et à cracher le sang... v'là tout le monde qui s'amasse. Le passeu a eu peur. Il a repoussé au large sans me demander son reste... Moi, je me suis ramassé, j'ai pris mes jambes à mon cou, et j'y ai emporté ses deux yards, v'là tout ce qui m'a valu. 

DODINET. - Ah ! ce n'est pas assez. Mais crois-moi, ne manque pas c't' occasion là... V'là ici tout justement un commissaire qui demeure à c'te lanterne-là. Va ben vite faire ta plainte, et demain, je te dirai ce qu'il faudra faire... Où demeures-tu ?

JANOT. - Quiens, là-devant, chez le fripier, au coin de la rue. 

DODINET. - C'est bon ! à demain, au revoir, mon ami (il s'en va).
 

SCÈNE VIII

JANOT, seul. - Pardine, je suis ben heureux de l'avoir rencontré ! Sans lui, j'aurai encore perdu ça, moi ! V'là pourtant ce que c'est de savoir les affaires ! On tire parti de tout. C'est là qui m'a dit le commissaire, je crois, voyons t'un peu, holà ! (il frappe).

 

SCÈNE IX

 

JANOT,  UN  CLERC (il ouvre la forte).

 

LE CLERC. - Que demandez-vous. ?

JANOT. - C'est-ti pas ici que demeure la maison de monsieur le commissaire ?


LE CLERC. - Oui ; qu'est-ce que vous lui voulez ?

JANOT. - Je voudrais l'y parler. 

LE CLERC. - Il n'y est pas. 

JANOT. - Ah ! ben, c'est tout de même. Dites-lui qu'il faut que je l'y parle. 

LE CLERC - D'abord qu'il n'y est pas, vous ne pouvez lui parler. 

JANOT. - Je vous dis que si fait, pisque c'est pour affaire, faut bien que j'y parle. 

LE CLERC. - Pour affaire ! oh bien ! je suis son maître clerc, vous pouvez me dire ce que c'est ; c'est la même chose. Parlez, je vous écoute. 

JANOT. - Eh ben ! monsieur; je viens me plaindre. 

LE CLERC. - Ah ! vous venez faire une plainte ?

JANOT. - Oui, monsieur, je viens faire une plainte contre... 

LE CLERC, l'interrompant. - Un instant, mon ami, pour faire une plainte, il y a une petite formalité à observer. 

JANOT. - Eh ben, qu'est-ce que c'est ? 

LE CLERC. - Notre temps est précieux, voyez-vous, nous ne pouvons pas le perdre à bavarder avec le premier venu... Lorsqu'on veut causer avec nous, il faut commencer par payer. 

JANOT. - Comment ! payer pour venir se plaindre ?

LE CLERC. - Oui, mon ami, payer pour se plaindre. 

JANOT. - Pardine, v'là une bonne histoire encore... Je n'ai pas d'argent moi, monsieur. 

LE CLERC. - Vous n'avez pas d'argent ?

JANOT. - Non, monsieur, je n'en ai pas. 

LE CLERC. - Vous n'avez point d'argent ! Eh ! pourquoi diable, vous plaignez-vous donc, si vous n'avez pas d'argent, allez, mon ami, allez, vous êtes un mal avisé ! Il vous sied bien de venir interrompre un commissaire ! Retirez-vous ! vous êtes un impertinent ! apprenez que quand on n'a point d'argent, on ne doit pas se plaindre, entendez-vous bien ! on ne doit pas se plaindre (il s'en va et ferme la porte)

JANOT, sur le devant. - Une belle chienne de raison ! c'est justement là le moment de se plaindre, ou jamais... Diable ! Dodinet ne m'avait pas prévenu de ça moi, moi... Mais c'est peut-être pas ben cher, y faut voir. J'ai là c't' écu que not' maître m'a donné, de dix francs. Je peux prendre la plainte dessus, je l'y remettrai ça de mon boursicau qui est dans ma chambre... Reparlons-l'y... Écoutez-donc, monsieur. 

LE CLERC, ouvrant la porte. - Eh bien, que me voulez-vous encore ?

JANOT. - Monsieur, c'est-ti ben cher que vous prenez ?

LE CLERC. - Non ! il ne vous en coûtera que vingt-quatre sols. 

JANOT. - Vingt-quatre sols ! Je vous garderai donc une heure. Et à quoi ça m'avancera ? 

LE CLERC. - À avoir des dédommagements, des réparations, des intérêts considérables ! Oh ! c'est de l'argent bien placé !

JANOT. - Ah ! Ben ! en ce cas-là, monsieur, je m'en vas vous payer. 

LE CLERC. - Parlez, monsieur. 

JANOT. - Imaginez-vous, monsieur, que tout à l'heure on vient de me jeter par la fenêtre... 

LE CLERC. - Par la fenêtre ! Ah ! monsieur, que me dites-vous là ? par la fenêtre ! mais c'est une affaire criminelle que cela !

JANOT. - Criminelle ! Ah ! je vous en réponds, très criminelle !

LE CLERC - Et vous venez vous plaindre criminellement, n'est-il pas vrai ?

JANOT. - Oh oui ! tout ce qu'il y a de plus criminellement... Rendez-moi ça ben noir. 

LE CLERC. - Un homme qu'on jette par la fenêtre ! cela peut aller furieusement loin !... et dites-moi, vous êtes-vous fait bien du mal ?

JANOT. - Mal ! Non, pas du tout. 

LE CLERC. - Non ! vous êtes donc tombé sur quelque chose ? 

JANOT. - Au contraire, c'est quelque chose qui est tombé sur moi.

LE CLERC. - Comment tombé sur vous !... et vous dites qu'on vous a jeté par la fenêtre.

JANOT. - Moi ! non pas, c'est une fille... 

LE CLERC. - Une fille qu'on a jetée sur vous ?

JANOT. - Et non, ce n'est pas ça non plus. 

LE CLERC. - Que diable dites-vous donc ? Je n'y comprends rien. 

JANOT. - Je vous dis que tout à l'heure, on m'a jeté par une fenêtre... 

LE CLERC. - Bien haute. 

JANOT. - Oui, du troisième. 

LE CLERC. - Et bon Dieu ! vous devez être tout moulu !

JANOT. - Et non, je ne suis pas tombé, je vous dis. 

LE CLERC. - Comment ! vous êtes donc resté en l'air !

JANOT. - Bon, resté en l'air ! vous avez donc les oreilles dures ! j'étais en bas, moi, et une fille qui était à une fenêtre, là-haut, voyez-vous !... (En gesticulant, il lui porte son bras sous le nez ; le clerc sent l'odeur).

LE CLERC . - Pouah ! Fi ! retirez donc votre bras... cela sent mauvais comme tout.

JANOT. - Et ben ! c'est justement ça. 

LE CLERC. - Comment ! Qu'est-ce donc ? 

JANOT, lui reportant au nez. - Pardine ! vous ne devinez pas ?

LE CLERC. - Quoi ! est-ce que ça serait ?... 

JANOT. - Et sans doute, c'en est, v'là positivement ce que je vous explique là, depuis une heure. 

LE CLERC. - Ah ! je commence à comprendre... 

JANOT. - Ah ! c'est ben heureux !... y êtes-vous ?

LE CLERC. - Oui, oui... j'y suis... c'est une veste de gâtée, n'est-ce pas ?

JANOT. - Tout juste, et ben conseillez-moi donc à présent. 

LE CLERC, se reculant de lui. - Et bien, mon ami, je te conseille de t'en aller, à cette heure. 

JANOT. - M'en aller ?

LE CLERC. - Oui, voilà ta déposition faite ; va te nettoyer à présent, je m'en vais arranger ton affaire, et tu reviendras demain. 

JANOT. - Mais écoutez donc. 

LE CLERC, se reculant toujours. - Non non, je n'ai pas le temps ; tu n'as plus à te plaindre, j'ai ton argent... sois tranquille, va, va te nettoyer, va mon ami (il rentre chez lui).

 

SCÈNE  X

 

JANOT, seul. - Oui, il a raison, je commence à me refroidir là, faut que j'aille chercher not' souper chez le pâtissier, je me sécherai à son four (il marche et aperçoit un des garçons de la boutique qui passe).


 
 



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