THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

SCÈNE XI

 JANOT,  UN  GARÇON  PÂTISSIER (portant un plat).


 

JANOT. - Ah ! te v'là, François ! J'allais cheus ta boutique.

LE GARÇON. - Pourquoi faire ?


JANOT. - J'allais chercher not' souper qui est là, depuis cinq heures dans le four, avec de la chicorée dessous, est-ti prêt ?

LE GARÇON. - Queu morceau que c'est ?

JANOT. - Eh pardine, un alloyau de mouton, avec une gousse d'ail que je t'ai dit de faire ben cuire dans son jus, là rissolé. 

LE GARÇON. - À moi ? je ne t'ai pas vu d'aujourd'hui !

JANOT. - Ah oui, t'as raison ; c'est à monsieur Pierre que j'ai parlé ; qui était là sur le pas de la porte, en veste, avec un bonnet de coton, qui gardait la boutique. 

LE GARÇON. - Queu marque est-ce qu'il a ton souper ?

JANOT. - Et je te dis de la chicorée dessous, avec une petite broche et trois isques... C'est ti ça que t'as là ? 

LE GARÇON. - Non, non, peste, c'est un rognon de veau. C'est le souper d'un procureur... Ne m'arrête pas pus longtemps. Mais va voir, dans la boutique, tu le trouveras. 

JANOT. - Oui, oui. Monsieur Pierre va me trouver ça. (Le garçon s'en va et Janot sort).


 

SCÈNE  XII

 

RAGOT,  LE  PÂTISSIER,  JANOT.


 

RAGOT, sortant de chez lui. -Eh ben ! mais ventrebleu ! voyez-donc ce petit gueux-là si c'est pas démontant, là ; deux heures pour aller chercher un gigot. — Quand il le ferait faire exprès !... Au moins, s'il avait commencé par apporter toujours la bouteille, ça tient compagnie en attendant la mangeaille, ça sert de contenance ; mais pas du tout, je suis là devant c'te table, et rien dessus !... y sera à causer avec le cabaretier... je vas le faire avancer moi... (On entend, derrière, Janot qui dispute avec le pâtissier).

JANOT. - Eh ben ! pardine, on fait crédit au monde queuque fois pour deux fois... Vous les mettrez sur la taille. 

RAGOT. - N'est-ce pas lui que j'entends donc ?

LE PÂTISSIER, derrière le théâtre. - Allons, allons, va-t-en vilain ; va te sécher ailleurs. (On l'entend rosser à coups de torchon). 

JANOT. - criant derrière. - Ahi ! Ahi ! laissez-moi donc, messieurs !... je vas me plaindre aussi contre vous, au moins. 

RAGOT. - C'est lui-même !... ce petit coquin ! à qui en a-t-il ?

 

SCÈNE XIII

 

JANOT, RAGOT.

RAGOT. - Ah ! te v'là donc, à la fin ! eh ben, ce vin ! où ce qu'il est ?

JANOT. - Je n'ai pas encore été cheus le cabaret, monsieur. 


RAGOT. - Comment ! depuis le temps que tes parti, pour aller chercher une bouteille ! et j'en aurais déjà bu quatre, moi !

JANOT. - Maître, faut le temps à tout. J'ai voulu d'abord tout de suite me débarrasser du pâtissier, où que je croyais que vous aviez pus faim que soif pour le moment 

RAGOT. - Eh ben ! où ce qu'est le souper ? 

JANOT. - Il est encore là, monsieur, c'est à cause du commissaire, qui n'a pas voulu me le donner. 

RAGOT. - Comment ! le commissaire n'a pas voulu ?... 

JANOT. - Non, c'est une histoire... pas du commissaire... c'est du clerc... de deux sous. 

RAGOT. - Le clerc... deux sous. 

JANOT. - Oui, qui fallait au pâtissier, pour son gigot... Les avez-vous en monnaie ?

RAGOT. - Comment ! est-ce que je ne t'ai pas donné douze sous pour le vin et le gigot ?

JANOT. - Si fait, un écu pour le changer, de dix francs, là tantôt. 

RAGOT, en colère. - Eh ! qu'est-ce que t'en as fait ?

JANOT. - Comment ! monsieur, vous n'entendez-donc pas ? je vous dis que c'est le commissaire, là, pour une plainte, avec son clerc, que Dodinet, m'a dit, d'une histoire, dessus ma veste, par une fenêtre, où ce que vous voyez, ben, tenez... (il lui porte de même, son bras sous le nez). 

RAGOT, le repoussant. - Ah ! le vilain cochon ! veux-tu te retirer !

JANOT. - Eh ben ! monsieur, v'là vos six francs. 

RAGOT. - Ah ! chien de coquin ! V'là la monnaie que tu me rapportes ; va-t-en ben vite me chercher mon argent, ou je te vas arranger moi. 

JANOT. - Mais, monsieur, c'est-ti de ma faute donc ? est-ce qu'on s'attend à ça ?

RAGOT. - Ce gueux-là n'en fait jamais d'autre... quiens, va-t-en, crois-moi. Retire-toi de là, où je vas te nettoyer, moi. 

JANOT. - Eh ben ! monsieur, laissez-moi rentrer pour me changer, du moins. 

RAGOT. - Rentrer ! ah drôle ! regarde ben ma porte, pour n'y pus remettre le pied. 

JANOT. - Comment ! Monsieur ! vous me renvoyez ? 

RAGOT. - Oui, coquin ; je te chasse et va-t-en, bonsoir (il lui ferme la porte au nez).

JANOT. - Mais, monsieur, laissez-moi prendre mon habit du moins. 

RAGOT. - Je vas te le jeter, ton habit.

 

SCÈNE XIV
 

RAGOT, JANOT.

 

JASOT, seul. - Pardine ! me v'là ben à mon aise ! v'là que c't' affaire-là s'entame pas mal !... un beau conseil qui m'a donné là, lui, avec sa plainte Dodinet (il frappe à la porte de Ragot). Eh ben ! monsieur, me rendez-vous mon habit donc ? (à lui-même). J'ai été bête de le croire, moi : queuque je vas devenir à présent ? J'ai une faim d'enragé, que je n'ai pas mangé depis le matin jusqu'à l'heure qu'il est, gros comme une noix de pain... toujours courir ! c'est être ben traite à son corps aussi !... (il frappe encore). Eh ben ! monsieur, c'est-ti pour rire donc ? Eh ! mon habit ?

RAGOT, lui jetant par la fenêtre. - Quiens, le v'là, mais va-t-en et ne me fais pas descendre, sinon je t'irai habiller, moi. 

JANOT. - C'est pas la peine, allez. Bonne nuit, not' bourgeois, je viendrons demain matin. 

RAGOT. - Eh ben ! oui, reviens, je te garderai à déjeuner.

 

SCÈNE XV

JANOT, seul. - À déjeuner ! en attendant faudrait souper, et je n'ai pas le sou, et je ne connais personne de connaissance encore, la nuit comme ça ! Si c'était le matin, y a des auberges, on va se mettre à table ; on boit, on mange, et ne faut pas d'argent pour ça.. dans les cabarets, on ne paie qu'en sortant ; moi, je ne sortirais pas.... je tombe de sommeil. Si y passait queuque fiaque sur la place, je dormirais une coupe d'heures dans le carrosse... Ou si j'avions tant seulement un petit fagot pour me réchauffer, au coin d'une borne là, de trois sous et demi !... Jarni, je ne sais ce qui me tourmente le pus, si c'est le froid, si c'est la faim ; je crois que c'est le sommeil... ou plutôt, c'est la colère !... Mordienne, je suis enragé après c'te mamzelle Suzon, qu'est cause de ça ; faut que je m'en venge... j'y vas casser les vitres (il sort pour ramasser des pierres et les jette). Quiens, attrape ! pan, encore un ! ça me réchauffera. Pan, va toujours.

 

SCÈNE XVI

 

SIMON, à la fenêtre, JANOT, jetant des pierres.


SIMON. - Parle donc, eh ! petit gueux ! veux-tu que je t'aille prendre mesure d'une paire de souyers dans le derrière ?

JANOT. - Toi descends donc, v'là que je t'attends... quiens, v'là pour toi !

LE SAVETIER. - Ah ! Sarpedié ! laisse-moi prendre mon tire-pied, je vas t'aller chauffer.

JANOT. - Arrive donc, si t'as du cœur ; en attendant, attrape toujours (il jette des pierres. À part). Si y pouvait venir me donner queuques giffes, tant seulement, ça rendrait mon affaire ben meilleure, comme disait Dodinet, y me manquait ça tantôt dedans ma plainte.


SCÈNE XVII 

 

JANOT, SIMON. (En entrant, Simon le rosse arec son tire-pied).

SIMON, frappant. - Ah ! Gueux ! tu jettes des pierres !

JANOT. - Ah ! traite, tu me prends par derrière ! 


SIMON, le rossant. - Quiens, en v'là aussi par devant. 

JANOT. - Oui-dà ! donnes-en donc encore un pour voir. 

SIMON, le battant. - Quiens, polisson, en v'là encore un, et si tu n'es pas content, j' vas te faire mettre en prison (il sort)

JANOT. - En prison !... eh ben, voyez pourtant comme tout ça tourne ! me v'là dédommagé, moi ! j'ai perdu mon argent, j'ai ma veste gâtée et j'ai été rossé !... Ah ! jarni, tout ça me rappelle ce que me disait ma pauvre mère, du temps que j'allai t' à l'école, qu'est morte à présent, chez monsieur Nicodème ; quand je revenais me plaindre à elle, l'oreille déchirée ; j'attrapais encore le fouet par-dessus le marché ! et ben, c'est la même chose à présent. Les grands comme les petits, dans le monde, comme à l'école, ont beau venir se plaindre d'avoir eu des coups, autant de pris ! c'est toujours les battus qui paient l'amende.

 

FIN


     En cherchant sur Gallica, le texte de cette pièce a été trouvé, sous le titre Janot ou les battus paient l'amende. C'est un texte de M. Dorvigny (paru en 1790) qui a étoffé le répertoire du Théâtre Séraphin. Il n'a donc pas été écrit par le père de Paul Eudel.
 
 



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