THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

LES BATTUS PAIENT L'AMENDE

PROVERBE — COMÉDIE — CHARADE

par M. DORVIGNY, 1783


http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9794743d.r=janot%20ou%20les%20battus?rk=21459;2

présenté par Paul Eudel dans
Les Ombres Chinoises de mon père

 

 

PERSONNAGES :

Monsieur RAGOT, fripier.
Madame RAGOT, sa femme.

Janot, son domestique.
Simon, savetier.
Suzon, sa fille.
Dodinet, garde-pêche.
Un clerc.
Un garçon pâtissier.

Suzon et Janot.

     La scène se passe sur les huit/neuf heures du soir. Le théâtre représente une place publique et n'est que fort peu éclairé.

 

SCÈNE I

MADAME RAGOT, seule, devant sa porte. - Voyez un peu, ce chien d'ivrogne ! c'est tous les jours le même train. Il m'emporte de l'argent pour aller, dit-il, dans les ventes, et tous ses inventaires se font toujours sur le comptoir du cabaretier ; et pis, quand il est saoul, il se laisse attraper comme un enfant : il m'achète des drogues, des garde-boutiques ! V'là-ti pas une belle heure pour revenir ?...
 

SCÈNE II
 

Madame RAGOT, RAGOT (un peu gris, portant un vieux tableau).

MADAME RAGOT. - Eh ben ! te v'là donc ? D'où ce que tu reviens comm' ça ?

RAGOT. - D'où ce que je reviens ? tiens, regarde ce tableau-là.

MADAME RAGOT. - Eh ben ! Après ; qu'est-ce que c'est que ça ?

RAGOT. - C'est un original, ma femme.

MADAME RAGOT. - Original toi-même... Voyez un peu c't' animal, avec sa guenille ! ... et ton argent, où est-il ?

RAGOT, en montrant le tableau. - Regarde ça, je te dis.

MADAME RAGOT. - Comment ! regarde ça ! ça ne te coûte pas les dix écus que tu as emportés, peut-être ?

RAGOT. - Non da. Encore douze francs que je redois dessus.

MADAME RAGOT. - Encore douze francs ! Est-ce que tu te moques de moi ?

RAGOT, lui cognant le nez avec. - Mais regarde-le donc, tu verras ce que c'est.

MADAME RAGOT. - Ah ! Misérable ! peux-tu faire des marchés comme ça ? nous v'là ruinés !

RAGOT. - C'est toi qui me ruines ! tu ne sais pas vendre.

MADAME RAGOT. - Je ne sais pas vendre ?

RAGOT. - Non : je devrais être à présent le plus grand fripier de Paris, avec les marchés d'or que je fais tous les jours ; mais tu n'entends rien au commerce : tu ne sais pas vendre, je te dis.

MADAME RAGOT. - Mais, imbécile, c'est toi qui ne sais pas acheter. Qu'est-ce que tu veux que je vende quand tu m'apportes des vilenies comme ça ?

RAGOT. - Des vilenies comme ça ! Insolente ! un original qui sort du cabinet d'un percepteur.

MADAME RAGOT. Une belle autorité ! Et pourquoi qu'il le vend pisque c'est si beau ?

RAGOT. - C'est un petit arrangement que la justice fait par représailles.

MADAME RAGOT. - Comment ! par représailles ?

RAGOT. Oui : ce percepteur a fait sortir les fonds de la caisse pour meubler son cabinet, et à présent on fait sortir les tableaux de son cabinet pour remeubler la caisse : ça fait la navette.

MADAME RAGOT. - V'là ce qui t'arrivera au premier jour ? on vendra ton lit pour payer tes belles emplettes.

RAGOT. - Allons, allons, taisez-vous, femme. Vous n'êtes pas faite pour vous connaître à tout ça ; mêlez-vous de vendre les prix que je vous dis, et ne raisonnez pas sur mes marchés.

MADAME RAGOT. - Vendre les prix que tu dis ! et qui diable en voudrait ? Tes marchandises sont si belles, que personne ne les regarde tant seulement pas.

RAGOT. - C'est qu'il ne passe pas de connaisseurs dans c'te rue-ci : faut changer de quartier... Voyez-moi c'te tableau ! Ces petits bouquets, comme c'est délicat ! c'te bataille ! C'est ti pas réjouissant ? Là, ne dirait-on pas que toutes ces bouteilles-là sont pleines ? rien qu'à les regarder, ça donne envie de boire.

MADAME RAGOT. - Tu les regardes donc depis le matin jusqu'au soir, car t'as c't' envie-là toute la journée ?

RAGOT. - Taisez-vous, madame Ragot, et rentrez-moi tout ça ; ça devrait déjà être dans la boutique.

MADAME RAGOT. - Que ne reviens-tu de meilleure heure !Est-ce que je peux rentrer ça à moi toute seule ? (elle rentre).

RAGOT. Vous ne pouviez pas vous faire aider par Janot ? Où est-ti, c't' animal ? Janot ! Oh ! Janot ! (il appelle).


SCÈNE III


JANOT, à la fenêtre, RAGOT.


JANOT. - Eh ben ! quoiqu'il a donc encore fait, Janot ?

RAGOT. - Descendras-tu, quand on t'appelle ?

JANOT, à la fenêtre. - Je ne peux pas, notre maître. Je suis ta guetter la soupe qui est sur le fourneau, qui va s'enfuir, qui bout.

RAGOT. - Eh bien, ôte la vite et descends.

JANOT. - Je le veux ben, moi (il sort de la fenêtre). Ah ! Jarni ! v'là que je me brûle ! et tout le bouillon qu'est répandu, tenez, pour être si pressé là, dans les cendres.

RAGOT. - Arriveras-tu donc !?

JANOT. - Ah ben, dame ! Donnez-vous le temps ! (il tombe dans l'escalier en courant. On entend le bruit).

RAGOT, à Janot, qui entre. - Ah ! le maladroit !... Qu'est-ce que t'as fait là ? Tu viens de casser quelque chose, je parie.

JANOT. - Au contraire, monsieur, c'est ma jambe, que je me suis donné une entorse en tombant, dans le talon, qu'est là à l'entrée de l'escalier, que ça me fait un mal de chien, où ce qu'on n'y voit goutte encore.

RAGOT. - Grand benêt ! tu ne peux pas regarder à tes pieds ; on se tient ferme quand on marche.

JANOT. - Pardine, quand j'y regarderai, je vois ben que j'ai le talon démis, pisque je boîte.

RAGOT. - Vilain paresseux ! il faut toujours crier après lui ! Qu'est-ce que t'as fait toute la journée ?

JANOT. - Ah ben, oui ! ne semble-ti pas qu'on reste là les bras croisés ? et c't escayer que j'ai nettoyé depis le haut jusqu'en bas, avec un balai qui faisait peur.

RAGOT. - Oui, un balai qui faisait peur !

JANOT. - Sûrement, monsieur, de l'ordure gros comme vous que j'ai ôtée, où ce qu'on se mirerait dedans à présent.

RAGOT. - Eh ben ! après : est-ce là tout ?

JANOT. - Ah ben, oui, tout ! J'ai été porter ce vieux fauteuil chez le rempailleur, là contre l'égout Montmartre, qui était tout dépaillé... Après ça, j'ai été à la vallée chercher une fricassée comme vous me l'aviez dit vous-même, de dindon, présence de madame, qui m'a coûté douze sous avec le cou et les pattes.

RAGOT. - Tu n'as donc pas été à la boucherie ?

JANOT. - Pardonnez-moi, monsieur, j'ai pris un bon pot au feu pour demain dîner avec vot' compère, qui est tout de la tranche, qui doit venir avec sa femme, pesant cinq livres, sans os du tout...

RAGOT. - Et pour le souper, ce soir ?

JANOT. - Oh ! pour ce soir, j'avons un bon petit gigot qui est au four chez le pâtissier, avec une gousse d'ail dans le manche.

RAGOT. - C'est bon. Allons, rentre tout ça.

JANOT. - Oh ! je ne me suis pas endormi, allez, et si c'est pas encore là tout. J'ai été battre c'te vieille courtepointe que vous savez ben, avec la voisine, qui était toute pleine de poussière.

RAGOT. - La peste de l'imbécile ! qu'est-ce que tu m'embrouilles, la voisine pleine de poussière ?

JANOT. - Oui, la courtepointe... et pis c'te tenture que j'ai portée chez le dégraisseur, que vous avez achetée hier à l'inventaire.

RAGOT. - Moi ! J'ai acheté !

JANOT. - Oui, qui vous a coûté un louis, où ce qu'y avait tout plein de taches dedans.

RAGOT. - Ah ! je sais ce que tu veux dire... Allons, il se fait tard, va-t-en me chercher le souper.

JANOT. - Eh ben ! donnez-moi de l'argent pour payer la façon.

RAGOT. - Comment, la façon ?

JANOT. - Oui, deux sous pour le four.

RAGOT. - Est-ce que tu n'as pas d'argent ?

JANOT. - Moi ! Eh ! Pardine ! vous crayez ben que je n'en manque pas, vous ne m'en laissez jamais.

RAGOT. - Eh ! qu'est-ce que t'as fait des six sous que ma femme t'a donnés ce matin ?

JANOT, à part. - Ah ! jarni, je ne crayais pas qu'il savait ceux là. Monsieur, j'en ai fait mettre des bouts à mes souyers de quatre sous, par le savetier du coin, qui étaient tous percés à jour.

RAGOT. - Oui, tes souyers de quatre sous... et les autres deux sous ?

JANOT. - J'en ai fait mettre des clous aux talons, de six yards, et les autres deux yards j'ai regardé la liste de la loterie.

RAGOT. - Pourquoi faire regarder la liste ?

JANOT. - Pour voir si j'aurais pas gagné quelquefois.

RAGOT. - Est-ce que tu mets à la loterie, toi ?

JANOT. - Moi ! Oh ! Je ne suis pas si bête. On dit que c'est de l'argent perdu.

RAGOT. - Et comment veux-tu donc gagner imbécile, si tu n'y mets pas ?

JANOT. - Eh l'hasard donc : si j'ai du bonheur, moi, ne faut qu'un coup.

RAGOT. - Oui, tu m as l'air heureux aussi ! Combien qu'il te faut de monnaie ?

JANOT. - Deux sous pour aller chercher le gigot.

RAGOT. - Quiens en v'là douze, en revenant tu prendras une bouteille de vin.

JANOT. - À queu prix, not' maître, à quinze ?

RAGOT. - Tenez, c't' imbécile ! à quinze avec douze sous !

JANOT. - Dame, vous n'expliquez pas aussi ; on n'est pas sorcier pour deviner tout.

RAGOT. - À dix sous, nigaud, et deux pour le gigot, ça fait ton compte. Ou ben, tiens, rends-moi mes douze sous, j'ai besoin de monnaie, v là six francs. Fais-toi donner de bonnes pièces, entends-tu ? (il s'en va).

 

 
 



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