LES FÉES
COMÉDIE - FÉÉRIE
Séraphin – publiée en 1875
PERSONNAGES :
Arlequin,
Le Prince Almanzor,
La Fée Sensible,
Dorothée,
Fanchon,
Mathurine, leur mère,
Toinon, leur servante.
SCÈNE PREMIÈRE
Le Prince, Arlequin.
ARLEQUIN. - Ouf ! je n'en puis plus, je suis éreinté ! Ah ! Ah ! Ah ! mon prince, est-ce que vous allez nous faire courir la prétentaine pendant longtemps encore ? Croyez-moi, mettez dans votre poche ce portrait dont la vue vous rendra fou, et retournons-nous-en de suite chez votre illustre père.
LE PRINCE. - Retourner chez mon père ? Es-tu fou toi-même ? Que viens-je faire ici ?
ARLEQUIN. - Il est bien temps de le demander. Quoi ! vous n'en savez rien !
LE PRINCE. - J'y viens chercher une beauté que j'adore, et je ne partirai pas que je ne l'aie rencontrée.
ARLEQUIN. - Voilà une perspective bien agréable.
LE PRINCE. - J'ai trouvé, il y a un mois, ce portrait à mon réveil, avec ce mot d'écrit : «Je t'attends au bout du monde.» et cet écrit était signé de la main de ma marraine, la fée Sensible. Un feu cruel s’est emparé de mon âme ; en vain j'ai cherché à l'éteindre ; entraîné par mon étoile et par mon amour, je ne prétends renoncer à mes voyages que quand j'aurai parcouru infructueusement la terre entière.
ARLEQUIN. - Eh bien ! nous voilà jolis garçons ! La peste soit de la fée qui vous a suggéré une pensée fatale à mon repos et au vôtre ?
LE PRINCE. - Que dis-tu, malheureux ?
ARLEQUIN. - Je dis, je dis que je crains fort que votre marraine, la fée Sensible, ne se soit moquée de vous, et que, pour ma part, je la maudis de bon cœur...
(Coup de tonnerre violent. Une voix formidable fait entendre ce mot : Le téméraire !)
ARLEQUIN, tombant à la renverse. - Oh ! là là ! madame la fée, ne me faites pas de mal ; je suis un misérable, un malotru... mais je ne pensais pas ce que je disais.
SCÈNE II.
(L'arbre qui est au milieu du théâtre s'ouvre, et la fée Sensible en sort.)
LA FÉE SENSIBLE. - Rassurez-vous, Almanzor, je viens en amie ; mais cependant je ne puis laisser impunie l'insolence de votre valet, qui a pu soupçonner ma bonne foi.
ARLEQUIN, tremblant. - Oh ! là l que va-t-elle me faire ? Sangodémi !
LA FÉE. - Pour le châtier, je le condamne à plaire à la première femme qu'il rencontrera au terme de votre voyage.
ARLEQUIN, rassuré. - Tiens, cela n’est pas si mauvais, ni si difficile ! La nature m'a déjà tenu, en cela, lieu de fée et m'a doté, grâce à mon physique, du don de plaire à qui je voudrai.
LE PRINCE. - Le butor !
LA FÉE. - Oui, mais à dater d'aujourd'hui, je veux, au moment que tu aimeras ou que tu seras aimé, que tu sentes une faim que rien ne pourra rassasier.
ARLEQUIN. - Tant mieux, je mangerai toujours.
LA FÉE. - Non pas : les mets disparaîtront sitôt que tu les toucheras.
ARLEQUIN. - Ohimé ! est-ce tout de bon que vous dites cela ?
LA FÉE. - L'arrêt est prononcé, il est irrévocable... Quant à vous, Almanzor, ne vous découragez pas. Il ne m’est pas permis de vous dire encore où réside celle que vous cherchez ; qu'il vous suffise de savoir que votre marraine veille toujours sur vous.
(Un nuage descend et enlève la fée.)
SCÈNE III.
Le Prince, Arlequin.
LE PRINCE. - Ces paroles consolantes de la bonne fée raffermissent ma résolution, et je me sens plus décidé que jamais à persévérer dans mon entreprise. Allons, viens, Arlequin.
ARLEQUIN. - Mon prince, si vous le permettez, je m'en vais prendre congé de vous.
LE PRINCE. - Pourquoi ?
ARLEQUIN. - Parce que je n'ai pas envie de m’exposer à mourir de faim pour les beaux yeux de la première venue.
LE PRINCE. - Imbécile ! Ne te figures-tu pas, réellement, que tu es fait pour inspirer de l'amour ? Ma marraine a voulu se venger, en se moquant de toi. Viens, te dis-je.
ARLEQUIN, regardant dans la coulisse. - Oh ! Je suis perdu, je suis un homme mort !
LE PRINCE. - Qu'as-tu donc ? Qu'as-tu ? réponds.
ARLEQUIN, mettant les mains devant les yeux. - J'ai... j'ai... que je crois déjà sentir un appétit dévorant. C’est fait de moi, si elle me voit, je vais la rendre amoureuse, c’est sur.
LE PRINCE. - M'expliqueras-tu, maraud, ce que signifient ces exclamations ?
ARLEQUIN. - Hé ! mon prince, voyez plutôt vous-même... là bas, dans ce chemin creux... cette jeune fille qui porte une cruche.
LE PRINCE. - Quoi ! c’est là ce qui te fait peur ?
ARLEQUIN. - Sangodémi ! la menace de la fée n’est pas faite pour me rassurer.
LE PRINCE, qui a toujours regardé dans la coulisse. - Que vois-je ? Ah, ciel ! Arlequin, mon cher Arlequin, je l'ai trouvé, l'objet de mes recherches, cette adorable personne dont une main invisible m'a envoyé le portrait.
ARLEQUIN. - Ce que vous dites est-il possible ?
LE PRINCE, lui montrant le portrait. - Tiens, juge toi-même.
ARLEQUIN, regardant. - C’est la vérité véritablement véritable.
LE PRINCE. - Elle s'approche, éloignons-nous un peu. Notre présence pourrait l'effrayer, et je suis bien aise de l’observer avant d'en être connu.
(Ils se retirent.)
ARLEQUIN, en sortant. - Ah ! morbleu, il m'a semblé qu'elle jetait les yeux de mon côté ; n'allons pas nous faire aimer d'elle, ce ferait du propre. Cachons-nous.
SCÈNE IV.
Dorothée paraissant. Elle porte une cruche à la main.
DOROTHÉE. - Bon Dieu ! bon Dieu, que je suis donc malheureuse ! Je tâche d'être douce, polie envers tout le monde ; j'aime tendrement ma mère, quoiqu'elle me gronde sans cesse ; j'aime aussi ma sœur, quoiqu'elle me traite plus mal qu'une servante et qu'elle me batte souvent pour un rien, et cependant mon sort ne paraît pas devoir changer. Pourquoi faut-il qu'il y ait des personnes plus malheureuses les unes que les autres. C’est réellement désolant. N'est-il pas pénible pour moi de venir tous les jours chercher de l'eau à la fontaine des Saules, qui est à près d'une demi-lieue de chez nous ? D'ailleurs, pourquoi ma sœur, qui fait tant la renchérie, n'y viendrait-elle pas à son tour ? Mais à quoi bon me plaindre ? Soumettons-nous plutôt. Je le dis sans hésiter, je préférerais la mort cent fois. Ah ! vraiment, je suis bien à plaindre... Qui prendra pitié de mon sort ? Mais, que dis-je ? Ne serait-il pas plus sage de me taire sur mes ennuis, car tôt ou tard Dieu vous tient compte de la résignation. Ne murmurons donc plus et occupons-nous de notre tâche.
SCÈNE V.
Dorothée et la fée Sensible sous les habits d'une vieille femme.
LA FÉE SENSIBLE. - Ma belle, seriez-vous assez complaisante pour me donner à boire. Je suis trop vieille pour pouvoir me baisser jusqu’à la fontaine. Je vous ferais bien obligée si vous vouliez m'éviter cette peine.
DOROTHÉE. - Oui da, ma bonne mère, avec grand plaisir ; laissez-moi rincer ma cruche, et je vous donnerai l'eau la plus claire.
(Elle rince la cruche quelle secoue et puis, après l'avoir remplie, elle la présente à la fée.)
LA FÉE. - Vous êtes bien bonne, mon enfant.
DOROTHÉE. - Approchez-vous, ma pauvre vieille, je vais soutenir ma cruche, afin de vous donner plus de facilité pour boire.
LA FÉE. - Oh ! que je vous ai d'obligations, ma chère fille !
DOROTHÉE, quand la fée a bu, remplit de nouveau sa cruche. - Cela ne vaut pas la peine d'un remerciement.
LA FÉE. - Pardonnez-moi, et je vais vous prouver ma reconnaissance. Apprenez que je suis la fée Sensible. (Métamorphose.) J'ai voulu éprouver votre bon cœur. Je suis contente de vous et je veux vous en récompenser. Je veux, chaque fois que vous rapporterez de l'eau de la fontaine, que cette eau se métamorphose en perles, en diamants, en pierres précieuses ; mais cependant rappelez-vous qu'il n'en sortirait rien, si vous aviez quelque mouvement de dépit ou de colère.
DOROTHÉE. - Oh ! que je vais être heureuse de pouvoir enrichir ma pauvre mère ! (Elle renverse un peu sa cruche, il en sort des diamants.) Oh ! quel prodige !