LA FÉE. - Vous voyez ce que je vous ai dit.
DOROTHÉE. - Oh ! comme ma sœur va enrager, quand elle verra toutes ces pierres précieuses ! (Elle secoue la cruche dont il ne sort plus rien.) Tiens, il ne sort plus rien !
LA FÉE. - C’est parce que vous venez d'avoir une mauvaise pensée. N'oubliez pas ce que je vous ai dit, ma chère Dorothée, et profitez de mon avis. Adieu.
(Elle disparaît.)
DOROTHÉE. - Oh ! oui, j'en profiterai. Courons vite faire part de ce bonheur à ma mère. (Elle sort par le côté par lequel elle était entrée.)
SCÈNE VI.
Le Prince, Arlequin,
LE PRINCE. - Elle s'éloigne ! Suivons-la. Je veux m'assurer du lieu où elle demeure avant de me présenter à elle.
ARLEQUIN, à part. - Une petite femme comme cela me conviendrait assez si je n'avais pas peur de devenir trop affamé.
LE PRINCE. - Viendras-tu ?
ARLEQUIN. - Mon prince, toute réflexion faite, accordez-moi la faveur d'attendre ici votre retour : je ne veux pas faire le malheur de cette jeune fille.
LE PRINCE. - Comment ?
ARLEQUIN. - Hé, sangodémi ! dès qu'elle va me voir, elle n'a qu’à tomber éprise de moi !
LE PRINCE. - Imbécile ! ne crains rien.
ARLEQUIN. - Ou bien, je n'ai qu’à me prendre de belle passion pour elle.
LE PRINCE. - Insolent ! Il ne te manquerait plus que d'aller sur mes brisées. Viens, te dis-je, et ne réplique pas.
ARLEQUIN, à part. - Il est vraiment fort agréable d'être domestique, on ne peut jamais faire ses volontés.
(Ils sortent.)
ACTE II.
Le théâtre représente une habitation modeste.
MATHURINE, seule. - Mais, voyez donc cette petite sotte de Dorothée ! Rester si longtemps à la fontaine, jamais cela ne lui est arrivé ; il faut qu'elle se soit amusée en route. Il y a quelque chose là- dessous... Oh ! je vais l'arranger de la bonne façon quand elle va rentrer. Mais j'entends quelqu'un... c’est peut-être elle... justement.
SCÈNE II.
Mathurine, Dorothée.
MATHURINE. - Eh ! d'où venez-vous donc, mademoiselle la musarde ? Vous avez été cueillir des noisettes, des fleurs, sans doute ? Je vais vous corriger d'importance.
DOROTHÉE. - Veuillez m'écouter, ma mère, et...
MATHURINE. - Que pourrez-vous dire pour vous justifier, mauvais sujet ?
DOROTHÉE. - J'ai trouvé à la fontaine une pauvre vieille femme qui m'a demandé à boire ; je me suis empressée de lui en donner. Quel a été mon étonnement lorsque ses haillons ont fait place à un costume magnifique ! Cette pauvre femme était une fée qui, pour me récompenser de ma complaisance, m'a dit que chaque fois que je me rendrais à la fontaine des Saules pour y puiser de l'eau, ma cruche se remplirait de diamants, de topazes, de rubis... J'ai tout de suite pensé à vous, ma mère, que ce don va rendre heureuse à jamais. Tenez, voyez plutôt.
(Elle secoue la cruche, dont il sort des perles, etc.)
FANCHON, brutalement, dans la coulisse. - Eh bien ! qu'est-ce que vous me voulez encore ? Vous êtes toujours à dire.
SCÈNE III.
Les mêmes, Fanchon.
FANCHON. - Vous ne pouvez donc pas me laisser un moment tranquille ? Qu'est-ce qu'il y a donc de si pressé ?
DOROTHÉE. - Ah ! si tu savais, ma bonne petite sœur !
MATHURINE. - Tiens, vois les belles choses qui sortent de sa cruche .
FANCHON. - Tant mieux pour elle ; qu'est-ce que ça me fait ?
MATHURINE. - Il faut, ma petite bi-biche, que tu ailles aussi à la fontaine ; tu y trouveras une vieille femme qui te demandera à boire, et quand tu lui en auras donné, elle te récompensera comme ta sœur.
FANCHON. - Il ferait beau voir, vraiment, que j'allasse à la fontaine, avec une cruche sur la tête ! J'aurais une belle tournure, une fille comme moi ! et cela pour donner à boire à une vieille sempiternelle. Ma foi, non. Que Dorothée y retourne, ou envoyez-y qui vous voudrez, si cela vous convient.
MATHURINE. - Je veux que tu y ailles, mon rat-rat. Prends mon grand gobelet d'argent au lieu de la cruche ; cela fera plus honnête et cela te fatiguera moins. Va, ma bien-aimée, va.
FANCHON. - J'y vais, mais c’est bien à contre-cœur.
(Elle sort.)
MATHURINE. - Vous, venez déjeuner, mademoiselle ; débarrassez-vous de votre cruche. Vous devez être fatiguée.
(Elles sortent.)
SCÈNE IV.
Arlequin
ARLEQUIN, entrant avec précaution. - Tiens, la porte est ouverte... C’est bien ici que la jeune fille est entrée... Sangodémi ! L'intérieur répond assez bien à l'extérieur... Cela ne respire pas l'opulence, en ces lieux. Il faut convenir que les princes ont quelquefois de singuliers caprices... Ils vont chercher bien loin ce qu'ils ont à foison sous la main. Je vous demande un peu si mon maître avait bien besoin de s'amouracher d'un portrait, et... Mais, acquittons-nous de sa commission. Il s’est arrêté à peu de distance de cette maison et m'a envoyé en avant pour reconnaître le terrain... Je ne vois personne... les informations ne seront pas longues... Je ne sais ce que cela signifie, je viens de dîner ce qu'on appelle à fond, et cependant je me sens, depuis un instant, un appétit désordonné. Oh ! la la ! je crois que la menace de la fée s'accomplit... je n'aime pourtant personne ! qu'est-ce que cela fait ? je suis aimé, sans doute ; quelque beauté soupire en secret pour moi et va me faire mourir de faim ! Qui pourrait-ce être ? je n'ai vu personne.
SCÈNE V.
Arlequin et Dorothée.
DOROTHÉE. - J'ai entendu du bruit... c’est un étranger. Que demandez- vous, monsieur ?
ARLEQUIN. - Oh ! le ragoutant minois ! Mais, morbleu ! ne la regardons guère ; c’est justement celle dont mon maître est amouraché.
DOROTHÉE. - Cet homme a un singulier air ! (Haut.) Encore une fois, monsieur, voulez-vous bien me faire part du motif qui vous amène ici ?
ARLEQUIN, lui tournant le dos. - Je ne sais plus que dire... je suis tout troublé. Me voilà le rival du prince, à présent.
DOROTHÉE. - Votre silence m'étonne, je l'avoue.
ARLEQUIN, de même. - Je suis bien à plaindre. Oh ! bon Dieu, est-ce que, par hasard, je l'aimerais tout de bon ? Je sens un appétit horrible.
DOROTHÉE. - En vérité, votre conduite est inconcevable ! Venez-vous parler à ma mère, ou bien...
ARLEQUIN, à part. - Ah ! chienne de fée Sensible !
DOROTHÉE. - Je vous en prie, expliquez-vous.
ARLEQUIN, sans se retourner. - Oh ! tenez, accordez-moi une grâce... Il est écrit dans les grimoires du diable, qu'en cas que je sois aimé ou que j'aime, je serai dévoré d'une faim effroyable, et je sens, depuis que vous êtes là, que vous m'adorez.
DOROTHÉE. - Moi ! mais nullement, je vous jure.
ARLEQUIN. - Alors il faut que ce soit moi qui vous aime, et cela revient au même pour mon estomac. Par pitié, faites-moi servir à dîner tout de suite, car je mangerais toute une garenne.
DOROTHÉE. - Nous ne sommes pas riches, mais je puis contenter votre envie.
ARLEQUIN, se retournant. - Venez, que je vous embrasse ! Mais, que dis-je ? J'omettais la plus cruelle circonstance : tous les mets qu'on me présentera doivent disparaître dès que je voudrai y toucher.
DOROTHÉE. - Hé ! bon Dieu, à qui devez-vous donc cette disgrâce ?
ARLEQUIN. - À la marraine du prince Almanzor, mon maître, qui est fée et qui m'a ainsi puni pour avoir mal parlé d'elle.
DOROTHÉE. - Je vous plains.
ARLEQUIN. - Je le crois bien. A-t-on jamais éprouvé un pareil supplice ? Vivre et ne point manger. La peste soit de l'amour que j'éprouve pour vous !... Encore si j'espérais guérir de cette maudite tendresse !... Tenez, mon enfant, ayez pitié de moi... c’est votre vue qui cause mes tourments, Éloignez-vous, cela va sans doute se passer.
DOROTHÉE. - Allons, j'y consens pour vous obliger. Je viendrai dans quelques instants savoir ce que vous nous voulez.
SCÈNE VI.
Arlequin, seul
ARLEQUIN. - Et nous, décampons au plus vite. Elle se trompe fort, si elle croit que je vais l'attendre. Ah ! çà , mais qu'est-ce que je dirai à mon maître, au sujet de sa connaissance ? Ma foi, mon génie m’inspirera... Diable ! un appétit avide comme le mien, c'est effrayant ! Il ne me manquerait plus que la pépie.
(Il sort.)ACTE III
Le théâtre représente le même décor qu'au premier acte.
SCÈNE PREMIÈRE.
Fanchon seule.
FANCHON. - Ah! que je suis lasse ! les mauvais chemins ! Moi qui ai les pieds si délicats, les voilà tout meurtris. J'en serai malade plus de quinze jours... Eh bien, où est-elle donc, cette vieille ?.... Je ne sais où me reposer, en l'attendant ; l'herbe est trop fraîche, les pierres sont trop dures... Il faut donc que je reste debout comme une sentinelle... C’est vraiment bien ennuyeux ; mais ma sœur me payera la peine que je me donne ici.
SCÈNE II.
Fanchon, la Fée Sensible en belle dame.
FANCHON. - Tiens, qu'est-ce que c’est donc que cette superbe madame qui a l'air de faire tant l'importante, parce qu'elle a une belle robe ?
LA FÉE, allant vers Fanchon. - Ma jeune fille, je meurs de soif... Voulez-vous bien avoir la complaisance, puisque vous avez un gobelet en main, de me le prêter pour boire à cette fontaine ?
FANCHON. - Vraiment ?... buvez dans le creux de votre main, si vous avez soif. Ah ! oui, sans doute, j'aurai apporté exprès un beau gobelet d'argent pour donner à boire à une inconnue. En voilà d'une bonne, par exemple ! Faites comme je vous l'ai dit, buvez à même le bassin de la fontaine.
LA FÉE, sévèrement. - Puisque vous êtes si peu généreuse et si insolente, je vais vous punir comme vous le méritez.
FANCHON. - Oh ! je me moque bien de vous.
LA FÉE. - Hé bien ! puisque vous avez le cœur si corrompu, que votre figure soit à l'avenant, qu'elle devienne noire comme votre âme. (La figure de Fanchon est devenue toute noire.) Voilà comme on punit les méchants. (Elle disparaît.)
FANCHON, seule. - Ô ciel ! que dit-elle là ? C’est une fée que j'ai offensée. (Se regardant dans la fontaine.) Grands dieux ! quelle horrible figure ! Ah ! regagnons notre demeure et cachons-nous à la terre entière.
(Elle sort.)