THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

PÈRE UBU. - Au secours ! Ah ! c'est toi, Lascy, tu t'es caché là aussi, tu n'es donc pas encore tué ?


LASCY. - Eh ! Monsieur Ubu, êtes-vous remis de votre terreur et de votre fuite ?


PÈRE UBU. - Oui, je n'ai plus peur, mais j'ai encore la fuite.


LASCY. - Quel pourceau.


L'OURS, dans ta coulisse. - Hhron !


LASCY. - Quel est ce rugissement ? Allez voir, Père Ubu.


PÈRE UBU. - Ah non, par exemple ! Encore des Russes, je parie, j'en ai assez ; et puis s'ils m'attaquent c'est bien simple, ji lon fous dans ma poche.

 



SCÈNE V

LES MÊMES, entre l'OURS


LASCY. - Oh, monsieur Ubu !

PÈRE UBU. - Oh ! tiens, regarde donc le petit toutou. Il est gentil, ma foi.

LASCY. - Prenez garde ! Ah ! quel énorme ours.

PÈRE UBU. - Un ours ! Ah ! l'atroce bête. Oh ! pauvre homme, me voilà mangé. Que Dieu me protège. Et il vient sur moi. Non, c'est Lascy qu'il attrape. Ah  ! ça va mieux ! (L'Ours se jette sur Lascy, qui se dé fend. Le Père Ubu se réfugie dans le moulin.)

LASCY. - À moi, à moi ! au secours, Monsieur Ubu !

PÈRE UBU, mettant ta tête à la fenêtre du moulin. - Bernique ! Débrouille-toi, mon ami ; pour le moment, nous faisons notre Pater Noster. Chacun son tour d'être avalé.

LASCY. - Il me tient, il me mord !

PÈRE UBU. - Sancti?cetur nomen tuum.

LASCY, saisi par l'ours, pousse un grand cri, l'ours traverse lentement en le balançant dans sa gueule et disparaît.

PÈRE UBU. - Panem nostrum quotidianum da nobis hodie... Tiens ! le voilà mangé et me voilà tranquille. Sed libera nos a malo, Amen. Je puis descendre de ma fenêtre. Nous devons notre salut à notre courage et à notre présence d'esprit, n'ayant pas hésité à monter dans ce moulin fort élevé pour que nos prières eussent moins loin à arriver au ciel. Aussi je n'en puis plus et il me prend une étrange envie de dormir. Mais je ne coucherai pas dans cette maison, car même avec un bonnet de coton (il le met), quand on craint les courants d'air, il ne faut pas se réfugier dans un moulin à vent !
(Scène du lit, avec apparition de souris, araignées, etc., classique à Guignol.)

PÈRE UBU. - Je serai mieux à la belle étoile. (Bruit léger au dehors.) Est-ce l'ours encore ? Il va me dévorer ! Il n'y a pas moyen de dormir, mais avec ce petit bout de bois je saurai m'en débarrasser. (Entre la Mère Ubu, qui reçoit le coup de bâton.) Ah ! c'est la Mère Ubu ! Je savais bien que c'était un animal ! Comment, c'est toi, sotte chipie  ? D'où viens-tu ?

MÈRE UBU. - De Varsovie, les Polonais m'ont chassée.

PÈRE UBU. - Moi, ce sont les Russes qui m'ont chassé, les beaux esprits se rencontrent.

MÈRE UBU. - Dis plutôt qu'un bel esprit a rencontré une bourrique !


PÈRE UBU. - Ah ! Mère Ubu, je vais vous arracher la cervelle et lacérer le postérieur ! (Il la secoue.)

MÈRE UBU. - Viens plutôt avec moi, Père Ubu, ce pays n'est pas tranquille. Quittons-le, pro?tons de ce que nous sommes au bord de la mer et embarquons-nous sur le premier navire en partance. Mais où aller ?

PÈRE UBU. - Où allons-nous, Mère Ubu  ? Quo vadimus ? C'est bien simple : en France ;
La France réunit pour nous tous les attraits :
Il y fait chaud l'été, l'hiver il y fait frais,
Les institutions sont mises sous vitrine :
Défense de toucher au clergé, la marine,
Au sceptre immaculé des gardiens de la paix,
Au dur labeur des bureaucrates occupés.
L'expérience de ma trique me décide
À croire qu'en effet tout ça n'est pas solide,
Et que l'on ne saurait trop mettre en du coton
La ?nance, l'armée et la magistrature,
Fragiles bibelots que fêle mon bâton.
L'âge d'or luit encor, plus doré que nature :
Un suffrage éclairé nomme des députés
Dont les programmes sont toujours exécutés ;
Et le char de l’État est du même système
Que si le Père Ubu l'avait construit lui-même.
La France est le pays des lettres et des arts :
Le nombre de ceux-ci s’élève jusqu'à quatre :
Aussi la nomme-t-on le pays des 4-z-Àrts,
Antique cabaret célèbre dans Montmartre !
C'est là que nous irons vivre désormais, mére Ubu.

MÈRE UBU. - Bravo, Père Ubu, allons en France.

PÈRE UBU. - Je vois un navire qui s'approche, nous sommes sauvés.

BOUGRELAS, entrant. - Pas encore !

PÈRE et MÈRE UBU. - Aïe ! c'est Bougrelas !

BOUGRELAS. - Misérable Père Ubu, tu as tué mon père le roi Venceslas (le Père Ubu gémit), tu as tué ma mère la reine Rosemonde (le Père Ubu gémit), tu as tué toute ma famille, tu as tué la noblesse, tu as tué la justice, tu as tué la ?nance, mais il y a une chose que tu n'as pas tuée, car elle est impérissable : la gendarmerie nationale !
(Entrent deux Gendarmes.)

PÈRE UBU, affolé. - Où me cacher, grand Dieu ? Que deviendra la mère Ubu ? Adieu, mère Ubu, tu es bien laide aujourd'hui, est-ce parce que nous avons du monde ? (Entre le Palotin Giron.)

MÈRE UBU. - Notre ?dèle Giron m'accompagnera en France.

BOUGRELAS. - Et vous, gendarmes, accompagnez le Père Ubu. Conduisez-le à Paris, dans une prison ou plutôt dans un abattoir, où, en punition de tous ses crimes, il sera décervelé !

CHANSON FINALE
(Air connu)

PÈRE UBU, entre LES GENDARMES, MÈRE UBU, BOUGRELAS, LE PALOTIN GIRON. -

Vers les rives de France
Voguons
Voguez en chantant,
Voguons
Voguez doucement,

Pour
nous
vous
Les vents sont si doux.

Embarquons-nous
Embarquez-vous avec espérance.
Vers la douce France,
Viv' le Père Ubu !

Confions-nous à la Providence,
Le ciel récompense,
Toujours la vertu,

Tutu, rlututu, pens's-tu ?
Turlututu !
La vertu trouve sa récompense...

(Le navire disparaît.)

Rideau.


FIN



 

 
 



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