MADAME DUFOUR. - Pauvre femme !... Je suis bien aise cependant de lui avoir inculqué le bon principe, car autrement c'était une commère capable de gâter toutes les autres. Et si toutes les femmes s'avisaient d'obéir à leurs maris, on ne pourrait bientôt plus rien faire des hommes. Patience, en voilà une dans le bon chemin, et je veillerai à ce qu'elle ne s'égare pas. (Appelant.) François !... Voyez un peu si ce polisson-là me répondra !... François !... Demandez-moi un peu où il est !... François !...
SCÈNE IV.
MADAME DUFOUR, FRANÇOIS.
François
FRANÇOIS, entrant à droite. - Me voilà, ma mère.
MADAME DUFOUR. - Approchez ici, monsieur.
FRANÇOIS. - Qu'est-ce que vous voulez, ma mère ?
MADAME DUFOUR. - D'où venez-vous comme ça ?
FRANÇOIS. - Je viens de jouer avec Louis à la poquette aux billes ; il a voulu tricher ; mais comme la trichandise revient toujours à son maître, je lui ai regagné tout.
MADAME DUFOUR. - Comment, monsieur, vous vous amusez à jouer au lieu de m'obéir ? Ne vous ai-je pas recommandé de faire, tous les matins, un tour dans le pays, pour tout voir, tout entendre, et me rapporter toutes les nouvelles ?... Voyons, qu'avez-vous vu, qu'avez-vous appris aujourd'hui dans le village ?
FRANÇOIS. - Dame, ma mère, pas grand chose. Le père Mathurin a tué son cochon hier soir, car on l'a brûlé ce matin sur la place.
MADAME DUFOUR. - Bon, nous aurons sans doute ce soir du boudin, des saucisses et du salé. Après ?
FRANÇOIS. - J'ai entendu le valet de Monsieur de Préval, notre seigneur, dire qu'il n'y aurait pas de rosière cette année, parce qu'on n'avait pu trouver dans tout le canton une fille assez sage pour être couronnée.
MADAME DUFOUR. - Ah ! ah ! Je suis ben aise de savoir ça ; ça va rabattre un peu le caquet de la commère Marie-Jeanne, qui faisait tant la renchérie avec sa fille. Ensuite ?
FRANÇOIS. - La servante du notaire disait ce matin au grand Thomas que le mariage de Bastien avec Claudine était rompu, parce que la future avait un arpent de terre de moins que son prétendu.
MADAME DUFOUR. - Un arpent de moins ? oui, et quelque chose encore... Voilà ce que c'est que de faire jaser sur son compte : c'est ben fait ; on ne m'avait pas invitée. Et puis ?
FRANÇOIS. - Et puis... voilà tout.
MADAME DUFOUR. - Comment, voilà tout !... Cherchez donc bien, monsieur ; j'espère qu'il y a autre chose, moi.
FRANÇOIS. - Non, ma mère, il n'y a plus rien.
MADAME DUFOUR. - Bien vrai ?... Prenez garde de mentir, le martinet n'est pas loin.
FRANÇOIS. - Ah ! j'oubliais... Le père Durand, le donneur d'eau bénite, a eu ce matin un accès de goutte.
MADAME DUFOUR. - Ah ! mon dieu ! nous allons avoir de l'eau. Pourvu que monsieur Dufour arrive avant. À présent, répétez-moi le compliment que je vous ai fait faire par notre magister, et que vous devez dire à votre papa.
FRANÇOIS, avec malice. - Dites donc, ma mère, je sais encore quelque chose.
MADAME DUFOUR. - Eh ! bien, c'est quoi ?
FRANÇOIS. - On dit partout... Ça vous fâchera peut-être.
MADAME DUFOUR. - Non, voyons, parlez, monsieur. Qu'est-ce qu'on dit ?
FRANÇOIS. - Eh ! bien, on dit comme ça.... on dit... que vous êtes une méchante langue.
MADAME DUFOUR. - Une méchante langue, moi ! Voyez un peu la calomnie ! Mais il faut bien laisser dire : qui n'a pas d'ennemis dans ce monde ?
FRANÇOIS. - Que vous espionnez tout ce qui se dit, tout ce qui se fait, tout ce qui se passe, pour en faire des gorges chaudes avec la commère Simon.
MADAME DUFOUR. - C'est bon, c'est bon, en voilà assez.
FRANÇOIS. - Que mon père est un grand nigaud de se laisser mener par le nez.
MADAME DUFOUR. - Ah ! ça, voulez-vous ben vous taire, monsieur ? Qu'est-ce que ça signifie donc cela ?
FRANÇOIS. - Et que si vous ne vous corrigez pas, eh ! bien on vous corrigera.
MADAME DUFOUR. - Attends, attends, je vais te corriger, moi, monsieur le babillard.
FRANÇOIS. - Oh ! pour cette fois , ma mère, c'est bien tout, je ne sais plus rien.
MADAME DUFOUR. - Et moi, je ne veux plus rien savoir. Voyons, alerte, votre compliment, et prenez garde à ce que vous allez dire.
FRANÇOIS.- « Mon cher papa, moi et ma mère sommes au comble de la joie de vous revoir aussi bon, aussi simple, aussi soumis à nos volontés que vous l'étiez avant votre départ. J'ai tant de confiance dans vos aimables procédés envers nous, que je suis sûr que vous nous avez rapporté à chacun quelque chose de bien gentil en parure et en joujoux. Veuillez nous les bâiller bien vite, cher papa, et être ben persuadé que nous les aimerons presque autant et peut-être plus que votre personne, avec laquelle j'ai l'honneur d'être, mon cher papa, votre fils bien légitime. »
Signé, François Dufour.
MADAME DUFOUR. - C'est très bien, mon enfant, je suis sûre que ça plaira beaucoup à votre père. Ah ! ça, François, je vais aller au-devant de lui ; vous, vous garderez la maison comme un grand garçon ; vous prendrez bien garde à ce que le chat ne mange point nos tripes ; vous mettrez du charbon dans le fourneau, s'il en manque, et vous remplirez la marmite.
FRANÇOIS. - Oui, ma mère.
MADAME DUFOUR. - Surtout, ne faites entrer personne ici, ne vous absentez point, et repassez-moi encore votre compliment, afin qu'il produise un bon effet.
FRANÇOIS. - Oui, ma mère.
MADAME DUFOUR. - Adieu, François.
FRANÇOIS. - Adieu, ma mère.
(Madame Dufour sort par la gauche en se retournant.)
SCENE V.
FRANÇOIS, seul. - Oui, c'est ça, que j' garde la maison, tout seul, pour soigner les tripes : est-ce que j' sais faire la cuisine, moi. D'ailleurs, j' n' aime pas les tripes ; ainsi, ça m'est ben égal, qu'elles cuisent ou ne cuisent pas. Qu'est-ce que j' vas faire ?... Si Louis pouvait venir jouer. Voyons, faut que j' l'appelle. (À la cantonade.) Louis !... Louis !...
LOUIS, au dehors. - Qu'est-ce que tu veux, François ?
FRANÇOIS. - Veux-tu v'nir jouer avec moi ?
LOUIS, au dehors. - Ah! je n' peux pas : ma mère est sortie, il faut que j' garde la maison.
FRANÇOIS. - C'est égal, viens tout d' même, mets la clé dans ta poche.
LOUIS, au dehors. - Oh ! non, ma mère me battrait.
FRANÇOIS. - Bah ! Bah ! tu s'ras rentré avant qu'elle ne r'vienne. Viens, j' te donnerai un de mes joujoux.
LOUIS, au dehors. - Lequel ?
FRANÇOIS. - Tu choisiras.
LOUIS, au dehors. - Attends, j'y vais.
FRANÇOIS, seul. - Ah ! je le tiens. Je n' lui donnerai rien, mais c'est égal.
SCÈNE VI.
FRANÇOIS, LOUIS.
Louis
LOUIS , entrant à droite. - Ta mère est donc sortie ?
FRANÇOIS. - Oui, elle est allée au-devant de mon père. Dis donc, à quoi allons nous jouer ?
LOUIS. - D'abord, voyons tes joujoux, qu' j'en choisisse un.
FRANÇOIS. - Non, non, je n' te l' donnerai qu'après que nous aurons joué.
LOUIS. - Ah ! ben, moi, j' veux l'avoir tout d' suite.
FRANÇOIS. - Ah ! ben, tant pis, tu ne l'auras pas.
LOUIS. - Eh ! ben, adieu, j' m'en vas cheux nous.
FRANÇOIS. - Ecoute donc, Louis, jouons à quelque chose, et celui qui perdra donnera le joujou.
LOUIS. - Voyons, ça y est. A quoi allons-nous jouer ?
FRANÇOIS. - A la poquette aux billes.
LOUIS. - Ma foi non, t'as trop d' bonheur.
FRANÇOIS. - Bêta, tu r'fuses ta belle : tu gagneras peut-être.
LOUIS. - Oui, peut-être. Non, tiens, jouons aux épingles.
FRANÇOIS. - J' n'en ai pas une ; ma mère me les prend toutes.
LOUIS. - J' t'en vendrai si tu veux : six pour un yard.
FRANÇOIS. - Non, ça m'ennuie. Jouons à la marelle.
LOUIS. - Voyons. J' veux bien.
FRANÇOIS. - Ah ! non, ça gâterait la chambre. Si nous faisions eun' partie de pigeon-vole ?
LOUIS. - Ça va.
FRANÇOIS. - Apporte c'te p'tite table qu'est là-bas dans l' coin. Bon, là... Y es-tu ?
LOUIS. - Oui.
(Il a été prendre le guéridon qui est censé être dans un coin à droite ; ce guéridon se conduit avec deux doigts jusqu'au crochet qui lui est propre.)
FRANÇOIS. - Pigeon vole !... Dindon vole !... Mouche vole !... Cochon vole !... Ah ! tu as volé !...
LOUIS. - Non.
FRANÇOIS. - Si, un peu.
LOUIS. - Mon dieu non.
FRANÇOIS. - Mon. dieu si, t'as perdu, j'ai r'gagné mon joujou, je n' te dois plus rien, et nous sommes quittes.
LOUIS. - C'est eun' menterie, monsieur François; j' n'ai pas volé, entendez-vous ; c' n'était presque rien, ça n' compte pas.
FRANÇOIS. - Tiens, ça n' compte pas, il est bon là, lui : j't 'ai ben vu, p't'être.