PHRYNÉ
SCÈNES GRECQUE
REPRÉSENTÉES AU THÉÂTRE D'OMBRES DU CHAT NOIR
LE 14 JANVIER 1891
avec les décors de Henri Rivière
et la musique de Charles De Sivry
PREMIER TABLEAU
LES IMPRÉCATIONS DE MICHÈS
Une colline couverte de pins, de smilax et de peupliers blancs. Dans le fond, la ville d'Athènes. Les étoiles vont s'éteindre dans le ciel et un murmure, comme d'une mer lointaine, berce ce paysage.
Au premier plan, un vieillard, appuyé contre le tronc d'un arbre, tient une lyre : c'est Michès.
LE RÉCITANT.
Ce tableau est une reproduction outrageusement fidèle de la ville d'Athènes vers l'an trois-cents avant Jésus-Christ, sous le gouvernement de Cassandre. Le personnage que vous voyez à droite, appuyé contre le fut résineux d'un pin maritime -car c'est un pin maritime- est le vieux poète Michès. Il a passé la nuit sous les regards froids et clignotants des astres, et pour se réchauffer, il accorde sa lyre et dit des vers.
le poète Michès devant un pin maritime,
ombre de Nicolas AUBERT, libre de droits
MICHÈS.
J'ai dormi, mal d'ailleurs, sur un lit de roseaux ;
La fraîcheur de la nuit a glacé mes vieux os,
Et j'entendais au loin la mer bercer mon rêve,
Au rythme lent des flots dolents battant la grève.
...Brrr ! Il fait ce matin quelque fâcheux brouillard :
Et je vais m'enrhumer ! (Il éternue). Mauvais pour un vieillard !
Aurore, chasse du ciel la dernière étoile,
Que je sèche au soleil ma tunique de toile
Humide de rosée ! Ah ! Sacré nom de Zeus,
Les temps sont bien changés ! Jadis, j'étais de ceux
Qui dorment sur des peaux de tigres d'Hyrcanie
Dans les riches maisons ; l'abondance bénie
Emplissait mes greniers, et, sur tous les chemins,
Je jetais sans compter l'argent à pleines mains.
J'avais des vins de choix et des beautés de marque,
Des esclaves, des chars ; au Pirée, une barque
De plaisance : l'Éros. Les cèdres du Liban
Avaient fourni la coque et les mâts ; sur le banc
Des rameurs, recouvert de pourpre, des rameuses,
Les plus belles parmi les pallaques fameuses,
Calmes, ramaient avec des cadences de vers
Et faisaient lentement glisser la barque vers
Des Cythères ou des Lesbos aux lauriers-roses.
Je suis pauvre à présent car les métamorphoses
Ne sont pas l'exclusif apanage des dieux
Dans la profondeur des Olympes radieux,
Et moi, Michès, jadis triomphant et superbe,
Dont le nom est encor cité comme un proverbe,
Si bien que pour dire un citoyen généreux,
On dit c'est un Michès, un Michès sérieux.
J'en suis réduit, hélas, à demander l'aumône
Pour manger le brouet noir de Lacédémone.
Et c'est bien fait pour moi ! Je me suis ruiné
Pour la délicieuse et cupide Phryné,
Phryné, la courtisane adorable et terrible
Que les Athéniens surnommèrent le Crible,
À cause qu'entre ses doigts l'or de ses amis
Coule comme à travers les mailles d'un tamis
Où coulerait toujours l'or fluide des sables !
Certes, il fallait des trésors inépuisables
J'ai voulu satisfaire à son luxe effréné...
Ma fortune à ce jeu fut vite débordée
Et je dus recourir aux hommes de Judée
Qui m'ont prêté, mais à des taux désordonnés !
Ils ont crocheté mes coffres avec leur nez ;
Ils m'ont vendu de tout, des olives, des dattes,
D'antiques boucliers du temps de Mithridate,
De la pourpre de Tyr et du poisson séché ;
Puis quand les usuriers m'eurent tout arraché,
Sachant que j'en étais à ma dernière mine,
Mes vieux, mes chers ami m'ont fait mauvaise mine...
Et la blonde Phryné tout naturellement..
M'a défendu son cœur et sa porte... Charmant !
Eh bien, malgré cela, je l'aime encor, je l'aime !
Sous son pied dédaigneux j'ai courbé mon front blême,
Et j'ai cru que j'allais en perdre la raison.
Je couchais en travers du seuil de sa maison ;
Quand je l'apercevais ma peau devenait moite ;
Rien qu'à baiser les plis de sa tunique droite,
Pâle je me sentais près de m'évanouir,
Et l'ingrate passait sans me voir, ni m'ouïr !
Mais aujourd'hui, Phryné doit être enfin punie
Pour mes jours de souffrance et mes nuits d'insomnie,
Et coupable d'avoir, d'un langage odieux,
Raillé la majesté susceptible des dieux,
Devant le tribunal sacré des Héliastes
Elle va comparaître, et par ces hommes chastes
Se verra condamnée à l'exil ou la mort.
(Cependant qu'il parle le décor s'éclaire graduellement : l'Aurore aux doigts de rose vient d'entrouvrir les portes de l'Orient).
Mais déjà le soleil sur la ville qui dort
S'élève lentement, et ses rayons obliques
Glissent des temples blancs sur les places publiques.
Salut à toi Soleil ! ce jour me doit venger !
Et maintenant, Phryné, je vais te voir juger.
LE RÉCITANT.
Ceci se passait vers l'an trois-cents avant Jésus-Christ afin que, vingt-et-un siècles plus tard, le tableau de Monsieur Gérôme fût accompli. Mais revenons de quelques pas en arrière.
DEUXIÈME TABLEAU
Une salle où sur des lits bas, devant des tables basses chargées d'amphores et de coupes, sont couchés enlacés, pudiquement cependant, des hommes et des femmes. Au fond on aperçoit le petit théâtre des Ombres Athéniennes.
LE RÉCITANT.