THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

QUATRIÈME TABLEAU

 

LA BANLIEUE

 

     Un terrain nu, désolé. Des écriteaux, une palissade couverte d'affiches. Pas une maison... An loin, vers un ciel triste, montent des fumées d'usines.

 

LE RÉCITANT
     Et ils vont toujours : une borne sur laquelle sont inscrits ces mots : « Ailleurs, six kilomètres », les avertit qu'ils approchent du but, en même temps que de nombreux écriteaux qui tous défendent
quelque chose, leur enseignent qu'ils vont entrer dans un État libre : « Défense d'afficher, Défense. de fumer, Chasse louée, Chasse réservée, Rue barrée, Prenez garde à la Peinture, Ne passez pas la tête, ni les bras, ni les jambes, ne passez rien ! » Il y a aussi un octroi et un poste de police comme il convient.

     Quelques réclames commencent à sévir : c'est ainsi que sur la palissade de gauche on peut lire :

« AU RAT MORT »
Grand magasin de nouveautés
Ouverture de la Saison d'Hiver
Tout est frais et joli comme le titre : Au Rat mort.

ou bien encore :

« Ne voyagez jamais sans Môssieu Yves Guyot ! »
ou bien encore :
Maladies secrètes 
Grâce à la liqueur de Maria Petrowna, doctoresse
Plus de virus ! ! !
 
     (Sur cette patriotique assonance, l'orchestre joue complaisamment l'hymne russe. Dans la coulisse, des voix exaspérées crient : « Assez ! Assez ! » L'orchestre, intimidé se tait).
 

CINQUIÈME TABLEAU.

 

ADOLPHE OU LE JEUNE HOMME TRISTE

 

     Un étang dans lequel pleure un saule. L'étang reflète également un tertre aride sur lequel est assis un jeune homme d'un aspect mil-huit-cent-trentesque avec, sur le front, une longue mèche rebelle et flexible. L'orchestre joue quelque chose comme une marche funèbre de Chopinhauer et, sur les dernières mesures, on voit entrer Voltaire et Terminus.

 

LE RÉCITANT

     Enfin. ils arrivent... Ils sont arrivés... et le premier personnage qu'ils rencontrent est Adolphe ou le Jeune homme triste.
     Assis sur un roc solitaire, Adolphe continue de faire Ailleurs ce qu'il a fait Ici-bas, c’est-à-dire rien.
      Il a lu Schopenhauer, il a lu Renan, il a lu Nietzsche, il a tout lu, il a trop lu, et après toutes ces lectures, il a ressenti le malaise décrit à la page cent-vingt-neuf, selon la forte expression de Maurice Barrès, et il s'est tracé une ligne de conduite qui peut se formuler ainsi :
     « Il faut exacerber notre sens critique afin de nous inciter à ne produire point. » 
     Et il ne produit pas. Assis sur un roc solitaire, dans une attitude méditative et dolente, il a les yeux constamment fixés sur un étang dont la stagnante désolation lui renvoie toutes les images renversées et décolorées, en telle façon qu'il voit l'univers à l'envers.
      C'est l'étang de midi à quatorze heures.
     Voltaire le contemple avec tristesse à son tour et commisération, et, comme jadis Virgile au Dante, Terminus lui raconte l'histoire de ce lamentable personnage.
 
Il dit :

Il était laid et maigrelet.
Ayant sucé le maigre lait
D'une nourrice pessimiste,
Et c'était un nourrisson triste.

Au lycée il suivit des cours
Et fuit aussi fort en discours
Latin que subtil helléniste ;
Mais c'était un élève triste.

Pour mieux passer ses examens,
Il se refusait aux hymens
Que conseille l'hygiéniste,
C'était un étudiant triste.

Faisant de l'amour un solo,
Il s'amusait comme Charlot,
C'était un de nos bons solistes,
Mais toujours triste, ah ! combien. Triste !

Il fut reçu docteur en droit,
N'ayant jamais, à ce qu'on croit,
Connu la fleur ni la fleuriste,
Et je ne sais rien de plus triste. 

Et quand il voulut un beau jour.
Mordre à la pommade l'assureur,
Il tomba sur une modiste,
Qui le trouva tellement triste

Qu'elle le trompa sur le-champ
Avec un professeur de chant
Qui possédait le genre artiste :
Alors. il fut beaucoup plus triste.

La politique le hanta,
Le boulangisme le tenta,
Puis il se fit opportuniste ;
Mais il était toujours très triste.

Comme il ne s'y trouvait pas bien,
Sa devise fut : « Tout ou Rien. »
Il devint donc toutouriéniste,
Mais il était toujours très triste.
 
Un ministre étant son ami.
Du côté du manche il se mit ;
On le vit devenir manchiste ;
Mais il était toujours très triste.
 
Le ministre ayant fait un bond,
Alors il se dit : « À quoi bon ? »
Mais pour être un aquaboniste
Hélas ! il n'en fut pas moins triste.

Et quelque chose qu'il tentât
Dans l'Art, dans l'Amour, dans l'État,
Il était quelque chose en iste
De triste, triste, triste, triste.

Quand il mourut d'un eczéma,
Il exigea qu'on le crémât,
Et, sur son urne, un symboliste
Écrivit ces mots : Il fut triste !
 
     Ainsi parle Terminus, et Voltaire, comme un simple compère de Revue, exige de connaître les causes de la tristesse d'Adolphe, et Terminus, qui en est un autre (de compère de Revue), lui dit de prendre patience et qu'il va être satisfait.
 

SIXIÈME TABLEAU

 

LES STATUES

 

     L'orchestre joue terriblement la Marseillaise, et voilà que sur un fond tricolore, nous voulons dire bleu, blanc et rouge, se dressent des statues telles qu'il s'en est dressé, ah combien ! au milieu des squares dans ces dernières années.

 

LE RÉCITANT

     Terminus dit : Adolphe est triste, parce qu'il a été mal conçu et dans des conditions d'esthétique blâmables. Sa mère, avant qu'il vint au monde, s'est promenée au milieu d'un peuple de statues répugnantes.
     Ce ne furent pas, comme jadis dans Athènes, des dieux, des déesses, des Apollons, des Vénus, des joueurs de flûte ou des discoboles, mais de vilains petits bonshommes grands hommes et surtout des politiciens et encore des politiciens et toujours des politiciens. Car Adolphe venait dans un temps où l'esprit de République et de Démocratie a fait au bonnet de coton les honneurs du marbre, et devant ce peuple de grotesques, tu comprendras aisément dans quelle enveloppe défectueuse et débile devaient se développer plus tard son esprit et son âme.
     Et sous le regard méprisant des poètes, les grands hommes rentrent sous terre.

     (Les statues s'enfoncent lentement dans le sol ; le ciel se colore d'une teinte uniformément rouge. À l'orchestre, la Marseillaise s'éteint peu à peu).
 

SEPTIÈME TABLEAU

 

L'OSEILLE

 

     Sur le sol où tout à l'heure se dressaient les horribles statues, s'élèvent, maintenant quelques plants d'oseille qui ont l'air bien malheureux.

 

LE RÉCITANT
     Terminus dit encore : « Adolphe est triste, parce que, mal commencé, il a été mal continué. Son éducation fut déplorable et obligatoire, et de même que nous foulons en marchant les plantes qui couvrent le sol, de même, à chaque pas qu'il faisait dans la vie, il foulait aux pieds les mauvaises herbes de la Bêtise, de la Routine et de la Rengaine. Et sais-tu précisément quelle est cette plante que nous écrasons en ce moment ?

- Mais, observe timidement Voltaire, on dirait de l'oseille !
- Ô mon ami, c'en est !

     Et voilà qu'un air bien connu se fait entendre :

     (Un violon solo, plaintif et lamentable, joue l'air : « Je suis l'oseille. »)

     Et à l'appel de son nom, une femme également bien connue apparaît.
 

     (En effet, comme la Fée du champ, sort de terre, une femme court vêtue avec, sur la tête, un extravagant chapeau, en un mot habillée comme les chanteuses de café-concert dénommées grandes gommeuses. Elle dit :)

 

Je suis l'Oseille, femme éternellement verte ;
Je n'ai jamais trouvé d'autre carrière ouverte

Sinon d'être l'Oseille, et de tout temps, depuis
Que ce pénible monde est, monde, je la suis.
Or c'est mon strugle for life, être ou ne pas être...
Quoi ? L'Oseille. Aussitôt qu'on me voit apparaître,
Au parterre, au balcon, partout, du haut en bas,
Avec le sourd frisson précédant les combats,
On dit : « Voilà l'Oseille ! » Et quand on me conseille
De chanter moins faux, je souris : Je suis l'Oseille !
Que voulez-vous qu'on trouve à répondre à cela ?
La vie est courte ; je suis l'Oseille... voilà !
Entre les maillots noirs, blancs, gris, mauve, groseille,
Mon maillot vert paraît toujours : je suis l'Oseille,
Et, sans me désirer, le spectateur m'attend,
Ou plutôt s'attend à moi. Toujours en chantant,
J'ai l'air fatalement idiot ; ... je zézaye,
Mais l'on peut bien compter sur moi : je suis l'Oseille !
Je suis forte malgré mes airs exténués...

(Voix goguenarde dans la coulisse).
Ah ! vous êtes l'Oseille ! eh bien ! continuez.
(Exit l'Oseille, tandis quels pleurs toujours son lied-motives).
Et elle continue l Et Voltaire se lance sur ses traces, car elle a beau être la dernière des dindes, elle a des jambes joyeuses et des cuisses recommandables : de là sa force.
- Que fais-tu là ? lui demande son compagnon étonné et scandalisé un peu.
     Mais Voltaire répond, en chantant :
- Je suis l’Oseille ! Je suis l'Oseille.


 
 
 



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