HUITIÈME TABLEAU
LA FORÊT HEUREUSE
Une forêt : sous les arbres circulent les poètes ayant vécu depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos fours. La forêt est verdoyante et ensoleillée ; le soleil filtre à travers les feuilles des arbres et les allées sont ocellées.
LE RÉCITANT
Et après un court entretient avec l'Oseille, entretien qui, nous l'espérons, n'aura pas de suites fâcheuses, Voltaire et Terminus continuent de rechercher les causes de la tristesse d'Adolphe.
Terminus dit encore, car il parle tout le temps et il n'est pas fatigué :
« Arrivé vers sa quinzième année, à l'âge de toute croyance et de toute illusion, Adolphe a voulu connaître la poésie, et il a fréquenté chez les poètes, ce qui n'est pas la même chose : au lieu de rencontrer des phalanges, il a trouvé des Écoles, et la Vanité et la Réclame à la place de l'Art et de l'enthousiasme, et cela n'était pas pour le consoler.
Et pour appuyer son dire, Terminus invite Voltaire à assister au concours des poètes qui va avoir lieu tout à l'heure dans la forêt.
Et il lui montre d'un côté les bons poètes, revêtus de longues robes, la tête ceinte de lauriers. Ils ont une attitude grave et enjouée tout à la fois : leur conscience est calme.
Et Terminus les nomme tous en passant, et des meilleurs : c'est Homère, Virgile, Dante, Vigny, Musset, le père Hugo, et aussi mesdames Deshoulières et Desbordes-Valmore,.
De l'autre côté, au contraire, sont les mauvais poètes, beaucoup plus nombreux, et tous revêtus, pour leur plus grande punition, de vêtements ridicules et modernes, et surtout du manteau à pèlerine passionnée, fort à la mode cet hiver.
Terminus n'en nomme aucun, parce que c'est un confrère plein de tact et de délicatesse... et de prudence.
Or le concours va commencer ; le sujet est le suivant : « Vers faits à l'occasion de la fête d'une dame ! » Et du, premier groupe, du groupe des bons poètes (faut-il le dire ?), l'un d'eux se détache, accorde sa lyre, et dit : LA GERBE Pour la fête de celle en qui sont tout ensemble La sœur et l'amie et l'amante aux longs baisers, Ce matin, j'ai dit aux fleuristes : « Composez Une gerbe de fleurs rares qui lui ressemble. Comme, tout en étant la bacchante aux seins nus, Son âme a des pudeurs jalousement gardées, Vous mettrez à côté des grands lis ingénus Les impudiques orchidées ». Pour la fête de Celle en qui tout est parfum, Les fleuristes ont fait avec soin une gerbe ; J'ai voulu qu'elle fût délicate et superbe, Moi-même en ai choisi les parfums un par un. Pour rappeler l'odeur fraîche de son haleine Et les chaudes senteurs de ses attraits cachés, J'ai fait mettre à côté de la frêle verveine D'insolents œillets panachés. Pour les tons de sa peau blanche de brune rousse, Nous avons pris des Roses d'un blanc aveuglant, Pour ses lèvres des Roses d'un rouge sanglant, Et pour la teinte rose ineffablement douce Dont l'aurore sourit aux pointes des seins blancs, Nous avons pris les plus roses des Roses roses Et des Lilas lilas pour les cercles troublants Cornant ses paupières mi-closes. Mais ce que je n'ai pu trouver chez les marchands Ce sont les désirs fous, les espoirs bleus, les rêves, Les ivresses sans fin, les extases sans trêves Où me plongent tes yeux berceurs comme des chants. Et prenant les liens si doux tout tu me lies, En gerbe j'ai lié pour ton culte vainqueur . Ces fleurs d'amour avec recueillement cueillies Au jardin fervent de mon cœur. Ainsi il chante, et les oiseaux l'accompagnent dans les arbres ; des fleurs s'entr'ouvrent comme pour mieux entendre ; des serpents sont charmés et se balancent au rythme des vers.
Cependant, les mauvais poètes ricanent. (Rires ironiques et sarcastiques en la coulisse).
On leur jette la lyre ; ils la ramassent comme un gant, et l'un d'eux, du second groupe, appartenant à l'école romane ou symboliste, on ne sait pas au juste, d'ailleurs ça ne fait rien, c'est la même chose, l'un d'eux se détache, accorde sa lyre et dit :
POUR SA FÊTE Holà ! Ho ! Puisque c'est la fête de la Mièvre que j'aime tant Préparez donc les gemmes, Et l'ambre coscoté, Et aussi le bonnet tuyauté, Et encor (pourquoi pas ?) les petits pots d'au chocolat crème. Vers les pays moirés où marcessent les ibis, Viens-nous-en-tu chercher des alibis ? Ô Chère dont les yeux où je lis plaisants chapitres
Sont si grands, ah ! si grands,
Et d'un vert tant flagrant,
Que l'on dirait, plutôt, de petites huîtres !
NEUVIÈME TABLEAU
LA FORÊT LAMENTABLE
Éclairs, tonnerres : un coup de vent violent dépouille de leurs feuilles les arbres, qui, maintenant, noirs et spectraux, tordent leurs bras vers un ciel sinistre d'orage. Les Poètes sont dispersés et percés sous la pluie qui tombe avec violence.
LE RÉCITANT explique ainsi ces phénomènes : Mais à peine a-t-il parlé que les oiseaux se sont tus ; les fleurs qui tout à l'heure s'étaient entrouvertes se referment en claquant leurs pétales avec indignation, croyant qu'on se moque d'elles, et elles ont raison ; les serpents sifflent; un vent de désolation souffle sur la forêt ; les feuilles sont brutalement arrachées, et tout à coup la pluie se met à tomber abondamment, afin que cette parole populaire soit accomplie :
Il chante, donc il pleut !
DIXIÈME TABLEAU
L'ARC-EN-CIEL
Une plaine sur laquelle l'arc-en-ciel est jeté comme un pont.
LE RÉCITANT
Il ne chante plus, il ne pleut plus. L'arc-en-ciel apparaît, et Voltaire et Terminus qui s'étaient abrités pendant l'orage, en bons poètes qu'il sont, sous le tegmine d'un fagi touffu sortent de leur retraite et s'apprêtent à reprendre leur course vagabonde.
(On entend tinter une cloche). Mais une heure sonne lointaine. Alors Terminus s'arrête et dit à Voltaire : « Ô mon frère ! c'est l'heure sainte de l'Absinthe. Prions.»
(Ils restent immobiles et prient).
RIDEAU
Fin de la première partie.
DEUXIÈME PARTIE
ONZIÈME TABLEAU
LA CLAIRIÈRE
Entre les hauts arbres d'une clairière de rêve, Voltaire et Terminus apparaissent d'abord tout petits, puis disparaissent et reviennent plus grands et plus grands encore à mesure qu'ils se rapprochent des premiers plans. Une musique très douce qui n'est pas une marche, mais une berceuse presque, accompagne leur marche, qui est un immatériel glissement.
LE RÉCITANT Ils cheminent silencieux. DOUZIÈME TABLEAU
L'ÉROS VANNÉ
Un temple païen : un bois de cyprès sous un ciel gris perle et mauve, crépusculaire. Du temple sort un jeune homme voûté : des ailerons lamentables sont attachés à ses épaules : c'est Éros.
LE RÉCITANT
Et ils continuent de rechercher les causes de la tristesse d'Adolphe.
Ils arrivent au Cycle de l'Amour.
Et dans un paysage atténué; sous un ciel de demi-teintes, ils aperçoivent un temple ruineux entouré de noirs cyprès.
L'amour vient lui-même à la rencontre des nobles visiteurs s'appuyant sur son arc comme sur une béquille et, pâle ah combien ! et défait, ah tant !! et las ah que !!! Et Voltaire l'apostrophant :
- Est-ce bien toi, Eros, le fils de Mars et de Vénus ?
Mais lui de répondre :
Je ne suis pas ce Dieu vainqueur Né sous le ciel bleu de la Grèce Qui s'en allait perçant les cœurs , Avec ses flèches d'allégresse ; Le fils d'Arès le guerrier fort . Et d'Aphrodite aux beaux scandales Ou de Zéphyre aux cheveux d'or Et d'Iris aux pures sandales : Je suis le fruit d'un rendez-vous Pris dans une arrière-boutique Par un bookmaker aux poils roux Avec un trottin chlorotique Et vieux malgré mes vingt années, Usé, blasé, car je suis né Sur un lit de roses fanées Et je suis un Éros vanné. Je ne suis pas le Dieu qui jette Les amants au bord des fossés Et dont la rapide sagette Couche les couples enlacés Le Dieu des albes hyménées Et des symboliques flambeaux Qui fait les vierges étonnées Par les époux jeunes et beaux ; Le Dieu qui sème et qui féconde Et qui garde vigilamment La vieille loi qui donne au monde L'éternel rajeunissement. Non, ma mission est moins haute, Car je fournis aux débauchés Les mineures de tables d'hôte Et les petits garçons bouchers. Elles ne sont pas prolifiques Mes unions évidemment : Je préside aux amours sapphiques Des femmes qui n'ont pas d'amant