THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

CINQUIÈME TABLEAU
 

 

LE CHŒUR. - Le lendemain, il la rencontra dans une orgade.

     Elle ne feignit plus d'être gaie, et lui s'attrista de voir qu'elle ne riait point à tout propos.

La clairière est étroite et ronde, l'herbe est drue, Verte, profonde, humide, et jamais la charrue
Ne semble avoir meurtri la mousse ou le gazon :
Au centre, un arbre en fleurs; autour, pas d'horizon...

LÉANDRE
Ô ma vierge, beauté lointaine, âme superbe,
Tu ressembles à l'arbre exilé qui sur l'herbe
Promène lentement son ombre autour de lui.

Ivre de solitude et sublime d'ennui,
Il songe, et dans l'orgueil de la paix coutumière,
Regardant le ciel vivre et buvant la lumière, 
Il se fait des parfums avec de la clarté.
Mais nul ne humera l'odeur de son été ;
Les fruits d'amour qu'il peut mûrir, nul ne les cueille
Et nul ne sait les chants d'espoir que chaque feuille
Abrite dans ses nids lorsque le soir descend.
La fraîcheur de son ombre ignore le passant ; Comme s'il devinait que la vie est brutale,
Il l'oublie, il s'oublie, et pétale à pétale, S'effeuille, chaste, et sur les prochains alentours Écoute s'effeuiller les pétales des jours...
 

LE CHŒUR. - Ce jour-là, elle permit qu'il lui baisât le front.

 

SIXIÈME TABLEAU

 

LE CHŒUR. - Le lendemain, il la rencontra près d'une fontaine consacrée aux Nymphes. Sur les parois de la roche, les offrandes sont suspendues : des pipeaux réunis avec de la cire et d'autres ornés de laiton, des écuelles à verser le lait, des flûtes de buis, des bonnets de fleurs et des guirlandes.

Il dit : — « Heureux ton père, et plus heureux ton époux ! »

Elle dit: — « Heureuse ta mère, et plus heureuse ton épouse.»

Il soupire : — «  Je suis pauvre et je fais des hymnes. »

Elle répond : — «Évite la colère redoutable de mes riches parents. »

     Il est sage en amour, de se résigner, car la résignation n'engage que l'avenir, et autorise à bien vite chercher dans le présent des minutes consolantes qui livrent l'avenir tout de suite.

     La résignation fait gagner du temps.

     C'est pourquoi, ce jour-là, elle permit qu'il lui baisât la bouche.

     Léandre se résigne.

LÉANDRE
J'ai voué ma vie aux tréteaux forains !
Comme un bon aveugle au bras de sa lyre,
J'erre, et je fais rire avec mes chagrins.

Tes esclaves nus vont pleurer de rire,
Quand j'irai m'asseoir devant ta maison,
Comme un bon aveugle au bras de sa lyre.

Et vendant mon cœur avec ma chanson,
Je prostituerai ta gloire et mon culte,
Quand j'irai m'asseoir devant ta maison.

Afin que toujours et malgré l'insulte.
J'observe mes vœux de vivre en t'aimant,
Je prostituerai ta gloire et mon culte.

J'étudierai l'art de pleurer gaiement,
Pour te dire au prix de quelles misères
J'observe mes vœux de vivre en t'aimant.

Et tu comprendras qu'ils étaient sincères,
Quand j'irai t'attendre aux bois souterrains,
Pour te dire au prix de quelles misères

J'ai voué ma vie aux tréteaux forains !
 

LE CHŒUR. - Lorsqu'ils se sont amplement résignés, ils décident qu'ils ne se résigneront pas davantage, et la vierge permet que, le lendemain, Léandre vienne à la maison de sa mère.

 

SEPTIÈME TABLEAU

 

LE CHŒUR. - Il y vient, et, bien qu'il ait revêtu sa robe la mieux brodée, il déplaît.

     Car la superbe Anaxo,qui est veuve, devine que l'on pense à lui ravir sa fille, et le jeune homme devient aussitôt l'ennemi qu'elle déteste entre tous.

Héro ne t'aime pas, dit-elle, va-t-en.

     Léandre se résigne pour la deuxième fois, mais avant de partir, il se retourne sur le seuil et secoue ses deux poings vers la voûte, comme font les acteurs et les pythonisses : la fable qu'il a entendu conter aux exilés de Babylone lui revient en mémoire et, sans se soucier d'être ridicule, il prophétise.


LÉANDRE
Mère égoïste ! Un an, dix ans, autant d'années
Qu'il en pourra falloir au jeu des destinées.
Et tu regarderas le crime de ton cœur !
Ô marâtre ! il est dit que ce jour de langueur
Devra sortir de l'ombre au milieu d'une fête !
Le Roi de Babylone a chassé le prophète,
Mais dès qu'on aura bu dans les vases sacrés.
Vous qui n'entendez rien encor, vous entendrez
Une sourde rumeur naître au fond des ténèbres : L'horreur de l'inconnu secouera vos vertèbres,
Et la nuit s'emplira de doute ; le palais
Sera morne ; les cieux deviendront incomplets,
Comme si le vrai dieu vous ôtait ses étoiles ; Vivants, vous sentirez de la mort dans vos moelles; Vos mains vous sembleront très lourdes, et vos jours.
Écrasés par le poids de votre œuvre, très lourds : Alors vous gémirez sous votre propre blâme ;
Par l'effroi, le remords entrera dans votre âme,
Le remords du passé par l'effroi du futur.
Et mon nom s'écrira lentement sur le mur.

 

HUITIÈME TABLEAU

 

LE CHŒUR. - Anaxo, qui n'entendait rien aux légendes d'Asie, donna l'ordre à des esclaves de veiller sur l'enceinte de la riche demeure et de chasser l'impertinent éphèbe, s'il tentait de tracer sur la muraille les lettres de son nom ou tout autre dessin obscène.

     Or, elle était blessée en son cœur de mère trop aimante, et quand la nuit fut venue, elle monta sur la terrasse de sa maison, et des larmes brûlaient ses yeux.


ANAXO
Je hais le jeune homme aux désirs audacieux !

Astres qui éclairez le char de la nuit à travers le calme et le silence ! Terrible Hécate, ô déesse qui épouvantes les chiens, quand tu parcours le monde en posant tes pieds furtifs sur les tombeaux de marbre, moins blancs que tes pieds blancs ! Donnez-moi le pouvoir de rompre les enchantements !

Et toi, Junon, qui oonnais la torture des âmes jalouses ! Et toi, Cérès aux beaux cheveux, qui pleuras Proserpine et vécus la douleur des pauvres mères que le passant dépouille de leurs filles!puissances des cieux !

     Je me le muisenejhaoh aux désirs audacieux ! (sic)

Déesses qui fûtes presque femmes, vous savez que rien ne nous est plus doux que la virginité de celles en qui refleurissent nos heures fanées, et vous savez aussi qu'après avoir, durant toute la vie, gardé la haine secrète du maître qui nous embrasse, nous ne voulons pas qu'on nous possède encore en la personne de nos filles, et nous avons la haine des amants.

     Donnez-moi le pouvoir de rompre les enchantements !


LE CHŒUR. - Les déesses qu'elle invoquait lui suggérèrent de consacrer sa fille au culte d*une divinité qui la rendît inviolable.

     Anaxo pensa : « Si je ne dois pas la garder, nul au moins ne l'aura. »

     Or, précisément à cette époque, la prêtresse d'Aphrodite était morte, et les prêtres devaient élire une Néocore nouvelle.

     Anaxo proposa sa fille, et la date de la Purification fut fixée à la fête prochaine, qui était la Fête du Départ.

 

NEUVIÈME TABLEAU

 

LE CHŒUR. - Au seuil du temple décoré de guirlandes, se dresse l'image sacrée : la statue de la déesse est en bois de myrte, peint de couleurs vivantes. Elle est droite, et tient dans sa main levée une pomme de grenade, symbole de la fécondité ; autour de son col est une chaînette d'or où sont suspendus huit phallus de corail ; à ses pieds, ornés de périscélides, gisent les coquilles roses qui portent son nom, et qui sont pareilles à des fleurs de chair épanouies de volupté. Le socle est couvert de jouets d'enfants que les très jeunes épousées ont offerts à la déesse, le jour de leurs noces.

     Léandre, perdu dans la foule, regarde anxieusement les portes de bronze qui vont s'ouvrir.

     Elles s'ouvrent ; des chants, comme une bouffée de chaleur qui sort du four, s'élancent au dehors : cris d'éphèbes et voix de femmes; le tympanum vibre sous le choc des paumes, et l'airain creux résonne en même temps que les longs tubes de buis.

     Le défilé commence.

     Voici d'abord les adolescents coiffés de roses, qui remuent le sistre et le cymbalum entouré de sonnettes ; puis, les molles hiérodoules qui portent dans des cystes d'or les pavots aux graines innombrables, et qui dansent en jetant des fleurs du geste arrondi de leurs bras ; puis, graves, les anciennes courtisanes qui se sont mariées, riches par leur prostitution ; puis les prêtres, qui tiennent haut leur main gauche fermée et l'index rigide de leur main droite.

    Enfin paraît la Néocore, qui seule doit rester vierge, Héro.

     Superbe de tristesse, elle avance sans paraître marcher ; quand sa robe de lin blanc se soulève au rythme de son pas, ses talons fleurissent le sol, comme deux roses. Ses cheveux séparés sur le front se relèvent aux tempes pour s'enrouler autour des bandelettes d'or.

     Léandre ne voit plus qu'elle et chacun comme lui : car, pour la contempler, on est venu d'Emonie et de Cypre, de Phrygie et de Cythère, d'Abydos aussi, de Lacédémone où l'on dispute sur la beauté et où l'on distribue des prix ; et tous, ceux-là même qui ont vu les femmes danser sur le sommet du Liban couronné de bois parfumés, proclament la grâce d'Héro.

 
 



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