HÉRO et LÉANDRE
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EDMOND HARAUCOURT
POÈME DRAMATIQUE EN TROIS ACTES
1902
ACTE PREMIER
LA RENCONTRE
LE CHŒUR
Je suis le Chœur, celui qui parle en marchant.
Tandis que se démènent les passions du drame, je reste plein de bon sens au milieu de leur folie, et c'est moi qui dis la pensée des assistants, afin qu'ils aient le plaisir de s'entendre parler sur la scène.
PREMIER TABLEAU
LE CHŒUR - Je vous reporte à l'un de ces soirs de printemps où la déesse des amours était triste à force de lassitude.
Allongée toute seule sur un divan de nuage, elle s'ennuyait d'être immortelle.
Sous prétexte de lui tenir compagnie, son fils Éros, qui porte l'arc et les flèches, appuyait sa tête frisée sur la laine blanche d'un nimbus, et bâillait discrètement, car l'Amour n'est point fait pour la vie de famille. N'est-ce pas lui d'ailleurs qui inventa l'ennui ?
Il écarte du pied quelques nuages, et se penche vers la lucarne qu'il vient d'ouvrir, pour regarder la terre où s'agitent les hommes.
Bientôt il sourit, et de toute la force de ses petites joues qu'il a gonflées, il souffle du haut du ciel.
— Reste en repos, dit Aphrodite.
Mais l'Amour n'obéit à personne, et le jeune dieu souffle plus fort.
— Quelle malice encore, méchant garçon ?
— Je fais marcher un si joli bateau. Regarde.
La déesse se penche distraitement, et voit.
DEUXIÈME TABLEAU
LE CHŒUR. - Les jeunes filles de Sestos, nées dans la ville heureuse qui s'alanguit sur le bord de l'Hellespont, sont joyeusement descendues vers la mer.
Héro, qui est la plus belle, donne cette fête à ses compagnes, et les a emmenées dans le char de ses riches parents, pour les conduire ainsi au bois des lauriers roses.
Les vierges, en descendant du char, ont ri et déposé à l'ombre les corbeilles où sont les gâteaux de miel et les fruits. Ensuite, elles ont dégrafé leurs tuniques et dénoué leurs bandelettes, en sorte qu'elles étaient nues, comme des dryades en un bois sacré : ce qui les a fait rire.
Avec mille cris elles sont entrées dans la mer, en sorte que les dryades étaient devenues des naïades : ce qui les a fait rire encore. Elles se sont ébattues parmi les vagues bleues, s'éclaboussant avec des gouttes de lumière, et s'amusant de voir glisser au fond des brumes violettes les voiles jaunes que déployaient au loin les pêcheurs d'Abydos.
Après le bain, les vierges nacrées de fraîcheur ont repris leurs tuniques flottantes ; elles ont ri de nouveau, mangé les gâteaux plats, bu les fruits savoureux; maintenant elles jouent à se lancer une balle de laine avec des palettes d'osier, et, pour la rattraper, courent dans l'herbe et mêlent leurs robes multicolores, en sorte que les naïades semblent s'être muées en de grandes fleurs imprévues, auxquelles un dieu propice aurait donné la vie.
TROISIÈME TABLEAU
LE CHŒUR. - Mais voici qu'une musique joyeuse se fait entendre du côté de la mer, et paraît une barque à la voile carrée, dans laquelle chantent des éphèbes vêtus de longues robes asiatiques.
Il y a parmi eux Naucratès, savant à diriger sa nef sur la mer écumante ; Olpis, prompt à la course ; Nicias, habile aux neuf jeux des Palestres ; Asphalion, qui est heureux de ne savoir rien faire ; Léandre, le poète qui poursuit les filles et qu'on a couronné aux fêtes de Lacédémone, pour son hymne en l'honneur de la chasteté.
Les vierges ont brusquement interrompu leurs jeux.
— « Faisons silence afin qu'ils ne nous voient pas,» disent elles ; et toutes se taisent, mais c'est pour mieux entendre la chanson des jeunes hommes d'Abydos, qui ont le renom d'être licencieux dans leurs propos et dans leurs mœurs.