THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

     Cependant le sacrificateur immole aux pieds de l'icone une génisse impolluée ; et le loutrophore s'avance, portant dans ses bras le vase où sont ciselés les attributs de la déesse : il verse l'eau lustrale sur les mains de la Néocore, et celle-ci, de ses doigts purifiés, ouvre la cage où sont en- fermées les colombes venues du mont Eryx.

     Les oiseaux blancs s'envolent dans le ciel bleu.

     Héro les regarde partir, avec des yeux où elle empêche les larmes de monter.

     Alors les courtisanes sacrées dansent en tordant leurs hanches et leurs bras, et, mêlées aux jeunes gens, font alterner les baisers et les chants. La vierge les regarde avec dégoût, et pourtant ces caresses, qu'elle ne voudrait pas comparer à celles du bien-aimé, la font songer à lui et aux douceurs qu'elle ignorera toujours.

     Enfin les danses ont cessé ; les courtisanes sont parties ; les prêtres sont entrés dans le temple, excepté deux qui gardent la Néocore.

     Avant de se retirer dans le sanctuaire où nul ne pénètre, Héro s'incline devant la déesse, et prie dans son cœur.


HÉRO
Les hommes m'ont jeté les pommes de Cybèle,
Et leurs mains se tendaient vers ma sérénité ;
Les femmes ont souffert de me savoir trop belle, Et les poètes ont chanté,
Ivres de me voir et de croire
Qu'une impérissable mémoire
Unirait leur gloire à la gloire
De ma beauté.
Le respect des passants m'adule, et l'on m'envie, Mais s'ils comprenaient mieux ils pâliraient d'effroi,
Car aux fêtes d'amour c'est moi qui sacrifie,
Et le sacrifice, c'est moi !
On me pare, et je suis la morte ;
C'est ma jeunesse qu'on emporte,
Et c'est moi qui ferme la porte
Sur le convoi.
Je suis celle qui meurt, je suis celle qu'on tue.
Et drapant mon secret dans un manteau d'orgueil
Immobile, j'ai l'air de ma propre statue
Qu'on agenouille sur le seuil ;
Âme en exil, corps en épreuve,
Je suis veuve, la vierge veuve
Qui dans la robe toujours neuve
Porte son deuil.
À tout jamais, je suis la veuve de moi-même,
Qui crie à ta pitié, déesse, et que tu mords,
Ô déesse d'amour qui défends que l'on m'aime. Joie et douleur, paix et remords.
Tout me trompe, l'heure après l'heure,
Et mon deuil lui-même est un leurre,
Puisque les rêves que je pleure
Ne sont pas morts !
 

LE CHŒUR. - Mais voilà que la statue de la déesse penche vers la Néocore sa tête apitoyée et dit: « Je veux protéger cette enfant ».

 

ACTE II

 

L'EXIL

 

PREMIER TABLEAU

 

LE CHŒUR. - Léandre a pour jamais perdu sa fiancée : c'est pourquoi il a supprimé de sa vie le sommeil, le rire des jeunes hommes, le sourire des jeunes femmes, et même la nourriture.

     Il erre toujours seul, les sourcils froncés et la tête vide, comme font les vieux magistrats. Les bourgeois regardent passer cet ancien poète, et depuis qu'il ne pense plus à rien, les bourgeois disent: « Il réfléchit ». Depuis qu'il est complètement fou, les mères disent : « Le voilà devenu sage. » Et aussitôt elles songent que le moment est venu de le marier à leur fille.

     Mais il rêve à celle d'Anaxo.

 

LÉANDRE
Nous étions presque amis, je m'en souviens,
Et déjà si près l'un de l'autre ;
Mes yeux n'effrayaient plus les tiens :
Une âme voulait naître, une, la nôtre.
Un désir d'espérer donnait la foi ;
C'était des bras que l'on décroise,
Et ton âme venait vers moi
Comme un petit oiseau qui s'apprivoise.
Elle tremblait encore, en vérité,
Ta pauvre âme de solitude,
Et puis, un soir, elle a chanté,
Mais plus tremblante encor que d'habitude.
Ce n'était plus de moi qu'elle avait peur,
Mais de sa détresse, et de vivre.
Et du froid de ton propre cœur,
Comme l'oiseau frileux a peur du givre.
Parce que nous étions deux exilés,
Tu m'as compris, tu t'es comprise.
Puis, nous nous sommes en allés...
Ô ma sœur d'abandon, la vie est grise...

 

DEUXIÈME TABLEAU

 

LE CHŒUR. - Léandre s'installe dans sa tristesse. Il ne peut songer à se faire moine, car la religion n'a pas encore inventé de réunir les solitaires. Cependant, ses amis ont décidé de l'arracher à son exil.

     Ils viennent à sa modeste demeure et l'assiègent de leur lande joyeuse : car ce jour-là, ils se sont travestis afin d'honorer les dieux, comme vous faites maintenant dans les fêtes nationales, afin de glorifier la patrie.

     Couronnés de lierre et de rameaux de pin, ils ont, pour ressembler à des faunes, couvert leurs jambes de peaux de chèvre et planté des cornes à leurs fronts ; les riches ont revêtu la crocote en soie safranée, et la nébride en peau de faon ; plusieurs agitent le van mystique, et des thyphalles portent à leur ceinture, accrochés par des bandelettes, de monstrueux emblèmes de cuir.

     Léandre, retiré dans un coin, les regarde venir, et ne sourit pas lorsqu'un esclave cateunaste, entouré d'hétaïres, lui présente les pommes de coing qui portent à la volupté.

 

LÉANDRE
Oh ! laissez-moi dormir ! J'ai renoncé l'effort :
Un rêve d'être heureux m'a conduit dans la mort.

J'ai su vivre, et je suis la cendre après la flamme. Malheur à qui survit au trépas de son âme !

Celte chambre ! On croirait qu'un crime y fut commis !
Les meubles d'autrefois ne sont plus les amis.

Ils demandent le nom de l'hôte, et la fenêtre
Vous regarde avec l'air de ne plus vous connaître.

Le lit vient d'oublier les songes qu'il couvait, Malheur à qui n'a plus un rêve à son chevet!

Qui, seul, et las, et seul, quand la tâche est finie, N'illumine de rien les noirs de l'insomnie !

Malheur à qui n'a plus un désir au réveil,
Et qui, craignant le jour, n'aime plus le sommeil!

 

LE CHŒUR. - Mais sans rien vouloir entendre, ils se mettent à danser en criant :

« Cache ton chagrin ! Nous l'apportons ce que Solon voulait pour la santé d'Athènes ! Choisis dans ces femmes un cache-chagrin. »

     Ils lui présentent Thestylis, dont les cheveux sont blonds comme si elle les eût baignés dans les flots du Scamandre ; Nice, victorieuse aux jeux du binage ; la Sicilienne, qui, pour avoir du bonheur, porte des mullettes autour de son cou ; Ptéléa, qui vient tard au rendez-vous d'amour ; Erithacis enfin, qu'on dirait toujours vierge, et qui porte obstinément le nœud d'Hercule.


Tout idéal se mire au lac pur de ses yeux ;
La nocturne fraîcheur des prunelles se joue
Avec la rose et chaste aurore de la joue ;
Sa bouche a les splendeurs d'un couchant dans les cieux.

Sa vertu jette au mal des pardons orgueilleux,
Et sa fierté d'hermine est d'ignorer la boue ;
Elle marche, on dirait Pallas peinte à la proue
Des galères qui vont sous l'amitié des dieux.

Puis, tout change : les murs sont clos, l'orgueil s'abîme,
Car voici le vrai culte et le seul rêve intime,
Dieu : c'est l'homme, la chair de mâle, c'est l'amant !

Elle pâme, en mordant sa lèvre qui se mouille :
Nue, humble, elle a baissé les cils, et, lentement, Dans la soif du baiser suprême, s'agenouille.

     Tous et toutes se sont retirés, et l'éphèbe reste seul avec la belle courtisane.

     J'abuserais votre candeur si j'osais insinuer que les paroles vagues, dont s'émeut la chambre très obscure, sont des serments d'amour ou des vœux de fidélité : on dirait plutôt des mots de gratitude.

     Une politesse, dit-on, en vaut une autre : la brune fille rougit de s'en souvenir, et cache son visage dans ses doigts entr'ouverts, lorsqu'elle entend les paroles du jeune homme.


LÉANDRE
J'ai saisi la coupe à deux mains
Et bu le vin de tes ivresses,
Ménade, ô sœur des tigresses
Dont Bacchus peuplait les chemins !

Le thyrse a fleuri de carmins
Les bandelettes et les tresses :
J'ai saisi la coupe à deux mains
Et bu le vin de tes ivresses !

Tes cris restaient à peine humains
Quand j'ai bu le vin que tu presses,
Et pour laper de mes caresses

Ce jus de poivre et de cumins,
J'ai saisi la coupe à deux mains !

 

TROISIÈME TABLEAU

 

LE CHŒUR. - Si les femmes pouvaient savoir comme on les aime dès qu'on les a trompées, elles ne voudraient que des amants infidèles.

     Tendrement, pieusement, avec un respect qui ressemble à de la religion, Léandre pense à la bien-aimée. Il mourrait plutôt que de la souiller par la seule approche de son corps répréhensible, et pourtant...


LÉANDRE
Oh ! ses doigts si fluets et si pâles, ses mains,
Ses deux petites mains sans force, ses mains blanches
Qui sont comme des fleurs à la pointe des branches,
Et ses chers petits pieds ignorants des chemins !

Oh ! son corps, sa beauté fragile, et sa faiblesse, Avec quelle science et quel culte discret,
Avec quelle ferveur maternelle, il faudrait
Savoir les protéger contre tout ce qui blesse !

Et comme il serait bon d'être fort auprès d'eux,
Fort pour eux, doux et fort pendant toute la vie, Sans autre effort que d'y penser, sans autre envie Que d'être toujours seuls pour être toujours deux !

Oh ! son âme frileuse, errante et qui frissonne,
Et qui ressemble à mon enfance ! Je sais bien
Ce qu'il faut pour guérir un cœur semblable au mien Ni toi, ni moi, ne nous appuierons sur personne...

 

QUATRIÈME TABLEAU

 

LE CHŒUR. - Aucune amie charitable n'a porté à la prêtresse le récit de la trahison : Héro, qui n'a pas d'amie, ignorera toujours qu'on l'a trompée ; mais la divination des amants, sans l'avertir de rien, trouble l'atmosphère autour d'elle.
 

 
 



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