THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

LA CHANSON DES ÉPHÈBES

La belle qui dis non,
N'offriras-tu pas tes roses ?

Dieu créa les belles choses
Pour que le beau nous soit bon.

De la rose et du bouton
Nous ferons des fleurs écloses :
Ô la belle qui dis non,
N'offriras-tu pas tes roses ?

Quand donc réunira-t-on
Les effets avec les causes ?
Je l'oserai si tu l'oses,
Et je boirai ton pardon,
Ô la belle qui dis non...

LE CHŒUR
As tu compris ?
Non certes !
Je n'ai pas entendu.
Ni moi.

     Toutes regardent l'herbe vers la pointe de leurs pieds, et font une moue à leur orteil, qui se lève et se rabaisse avec une pudique inquiétude.

Ils débarquent ! Sauvons-nous !

     Aussitôt elles s'enfuient en des directions différentes, pour être seules, ou deux par deux, afin d'avoir plus de courage. Héro, qui dédaigne ces hypocrisies, n'a point changé de place : mais comme la vertu est toujours récompensée, elle est seule aussi bien que les autres.

     Léandre qui s'approche tient dans ses doigts effilés une grappe de fleurs inconnues : il importe en Grèce le lilas des Perses.

LÉANDRE

Ô Nymphe, si tu remuais
Tes yeux clos et tes lèvres closes,

Tes yeux seraient rois des bluets
Et ta bouche reine des roses

Bluets et rose que j'attends,
Rose et bluets ont peur d'éclore ;

Tu ressembles à du printemps
Qui veut fleurir et n'ose encore.

Ose donc plus et veuille mieux :
Il suffit d'être moins farouche,
Et l'amour fleurira tes yeux,
Si mon baiser fleurit ta bouche...
 

LE CHŒUR. - Quand il a parlé, elle détourne fièrement sa noble tête irritée : et de la voir ainsi, il pense qu'il a rencontré Diane, ou qu'il serait tout au moins poli d'en paraître persuadé.


LÉANDRE

La divine Artémis qui chérit les forêts,
Et qui fuit la gaîté des dieux parmi les bêtes,

A couru sous les bois, dans les vals, sur les crêtes,
Toute la nuit, traquant les fauves vers ses rets.

La déesse au poing fort tient son arc et ses traits
Et descend vers le bain par les sentes secrètes ;
Ses nymphes, alentour, dressent leurs jeunes têtes.
Et l'odeur du matin passe sur leurs seins frais.

L'aube emplit les coteaux d'une vapeur d'opale ;
Les chasseresses vont, rêve blond dans l'air pâle,
En courbant sous les faix leurs dos clairs et nerveux

Droite, calme, Artémis s'arrête sur les berges,
Et du geste royal et blanc de ses doigts vierges
Chasse l'amour qui vient caresser ses cheveux.

LE CHŒUR. - La jeune fille l'écoute, et quand il a parlé, elle l'approuve d'un geste de la tête, comme pour dire : « Je suis telle. »

     Cependant le malicieux Éros, dans les hauteurs de l'éther, entend avec ironie ces paroles qui le méprisent, et pour marquer que ce ne sont là que des chansons, il feint de les accompagner en promenant comme un archet une flèche de son carquois sur la corde tendue de l'arc : son inconscient génie venait d'inventer le violon, qui, plus tard, préparera si bien à la volupté les épouses parfois adultères.

     Soudain, la flèche glisse de ses doigts, et tombe. Peut-être le dieu n'avait point voulu ce malheur ? Car le véritable amour est maladroit.

     La flèche rapide est venue en vibrant se ficher dans le sol entre Héro et Léandre : les ondes de sa vibration s'épandent comme une mer musicale, et la terre, voluptueusement blessée, frémit ; un frisson court dans les racines invisibles et monte dans les tiges ; une vie plus chaude inonde les fibres des plantes qui se gonflent, comme pour sortir d'elles-mêmes ; les bourgeons s'épanouissent en feuilles ou s'élancent en ramilles, les boutons deviennent des fleurs, et l'exubérante prairie se hausse comme une forêt naine : mais par-dessus les arbustes subitement grandis, un rosier nouveau s'est éployé, et c'est la flèche d'amour qui vient de germer pour fleurir.

     Héro et Léandre contemplent ces merveilles, et chacun, sans rien dire, se demande si le prodige est dans la nature, ou dans son âme.

« Ces choses existent-elles en vérité, ou bien est-ce moi qui viens de changer brusquement, au point que tout me semble inconnu et plus beau ? »

     Cependant, sous le regard dont il la caresse, elle a senti pour la première fois que ses épaules sont nues, et relève son voile vers son cou. Ils demeurent ainsi, ne trouvant aucune parole à dire, bien gênés d'être deux, mais aucun n'aurait voulu que l'autre s'en allât. Enfin Léandre a murmuré : « Nymphe ou déesse, ô jeune fille, quel est ton nom ? » Elle a répondu : « Héro ».

     Puis, elle a levé les yeux vers lui, et n'ose point demander : « Quel est ton nom ? » Mais il a répondu : « Léandre » .

     Comme ils se taisent à nouveau, la vierge, pour occuper son regard et ses mains, cueille une fleur au rosier divin qui vient de naître, et la porte vers son visage : mais à peine en a-t-elle respiré le parfum, que tout son être en émoi se prend à défaillir ; elle chancelle et Léandre la reçoit dans son bras recourbé : il s'effraie, mais à son tour elle s'épouvante bien plus encore, lorsqu'en ouvrant les yeux elle voit si près des siennes deux grandes prunelles qui la brûlent.

     Doucement, elle se dégage ; mais comme la main du jeune homme, en glissant le long de son bras, est venue jusqu'à ses doigts, elle le laisse y cueillir la rose qu'elle a cueillie.

     En échange, il lui tend le rameau de lilas.

« Fleur d'Europe, dit-il, je t'offre cette fleur d'Asie, et toute mon âme avec elle. »

     Héro prend le lilas, et ne s'en aperçoit que lorsqu'elle le tient. Léandre ajoute : « Songes-tu bien qu'en même temps tu acceptes ma vie ? »

     Héro, de ses deux mains levées à égale hauteur, couvre sa tête de son voile et le ramène sur son visage.

     Puis, elle s'en va.

     Elle n'avait dit qu'un mot, son nom, et c'était comme un symbole qu'elle se fût donnée.

 

HÉRO
Le bel éphèbe qui passait
M'a dit des paroles bien douces.
Fleurissez, les prés et les mousses,
Mon cœur ne sait plus ce qu'il sait...

Se peut-il qu'un passant vous cause
Tant de plaisir avec sa voix ?

Fleurissez, la mer et les bois,
Mon cœur n'ose plus ce qu'il ose...

Tant et tant sa voix vous émeut,
Qu'il me semble l'entendre encore.

Fleurissez, le soir et l'aurore,
Mon cœur ne veut plus ce qu'il veut...

 

QUATRIÈME TABLEAU

 

LE CHŒUR. - Le hasard, qui aide si bien les amants, pourvu qu'on l'aide un peu, permit que le lendemain Léandre eût traversé la mer, à la même heure et vers le même endroit. Il s'abritait dans un temple, dressé sur la colline, en l'honneur de Bacchus : le jeune homme regardait la route blonde se tordre sur la plaine et monter vers la ville qui bougeait dans un brouillard d'or.

     Il vit deux femmes cheminer au lointain, et c'était, par hasard aussi, Héro suivie d'une servante.


Les théâtres d'ombres à Montmartre, Paul Jeanne.

Elle aperçut l'éphèbe entre les colonnes du temple.

Reste là, dit-elle à son esclave, et j'irai saluer le dieu.

Elle arrive.

Je t'attendais, dit l'amant.

Me voici, dit l'amante.

     Mais elle feint d'être gaie, et lui s'attriste de voir qu'elle rit à tout propos.

 

LÉANDRE
Ne ris pas : la gaîté nous leurre !
J'ai vu que ton rire mentait ;
Ton œil rit quand ton âme pleure
Et lorsqu'il parle, elle se tait.

Tu ris pour attendre tes larmes,
Et ton rire en est douloureux :
Tes yeux ont deviné les charmes
Que les pleurs vont avoir pour eux.

Ils sont l'attente de la vie,
Ils sont le désir et l'effroi
De l'heure où tout se sacrifie,
Ils sont toi dans l'espoir de toi.

Et tes grands yeux de prophétesse,
Avec un air épouvanté,
Demandent un peu de tristesse
En échange de leur gaîté.
 

LE CHŒUR. - Ce jour-là, elle permit qu'il baisât le bas de sa robe.


 
 
 



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