THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

     Elle souffre sans souffrir, la pauvrette, comme si quelque chose encore venait à lui manquer. Elle est plus seule.

     Elle a pris la tige de lilas que lui donna le bel éphèbe : la fleur de Perse est devenue sèche et cassante.
 

HÉRO
Le temps des lilas va bientôt finir
Et je me souviens qu'il commence à peine.
C'était fou de pleurer sur ce qui doit venir
Dans l'heure incertaine.

À quoi bon vouloir bénir les instants ?
À quoi bon vouloir être heureux quand même ?
L'homme passe trop vite et l'on n'a pas le temps D'aimer ce qu'on aime.

Qu'il faille sourire ou faille souffrir
Pendant quelques pas de la route à suivre,
Attendons le moment de nous laisser mourir

En nous laissant vivre...

Quarante lilas, je n'y serai plus :
Ils refleuriront sans que tu les voies,
Et rien ne restera des chagrins révolus
Ni des vieilles joies.

 

CINQUIÈME TABLEAU

 

LE CHŒUR. - Assurément, Léandre fut coupable, et je ne le défends pas ; mais il a beau s'injurier et s'alimenter de remords, il est moins triste ; le voilà presque heureux d'être malheureux ! Il trouve que le ciel a raison d'être bleu, que les roches sont roses avec des ombres mauves ; plus distinctement, les herbes et les insectes l'appellent leur ami ; la mer qui susurre n'est point large comme à l'ordinaire : elle est moins un gouffre fait pour le séparer de la bien-aimée, qu'un chemin pour le conduire à elle ; Sestos est plus près d'Abydos.

     Il se promène parmi l'été multicolore, et se roule au soleil. Il prie.

 

LÉANDRE
Ô nature, ô la sœur, la mère et la maîtresse,

Berce longtemps mon corps blotti dans ta caresse ! Je t'aime, et tu répands des baisers sous ma peau : Dans mon esprit et dans ma chair, dans tout mon être,
Je sens s'épanouir un espoir de renaître.

Tout devient bon et tout est beau.
Aime-moi, car je t'aime. Aimons-nous, et sois bonne !
Infuse-moi ta grâce, afin que je pardonne
À ceux dont l'égoïsme a voulu mes douleurs :
Ô bien-aimante aimée, endors-moi sur ta couche,
Que mon extase heureuse aille baiser ta bouche Sur la bouche tiède des fleurs !

Sens-tu vibrer sur toi mes chaudes gratitudes ? J'ai fini d'être seul parmi tes solitudes,
Et ta vaste jeunesse a fait un moi nouveau :
L'odeur des prés, soufflant sur mon âme chagrine, A mis tout le printemps de toi dans ma poitrine
Et tout l'été dans mon cerveau !

Aime-moi, berce-moi ! Mère, je suis Antée !
Aide-moi, car je suis la force épouvantée.
Je suis le passé mort qui voudrait refleurir !
J'ai pris la flamme, et l'aigle a dévoré mon foie ; Mère du rêve et du désir, mère de joie.
Je suis l'enfant qui veut guérir !

Mère, je suis Orphée, et j'ai vu les ténèbres :
J'ai marché si longtemps dans les brouillards funèbres
Que j'ai presque oublié le regret du ciel bleu ;
Ô nature, fais-moi renaître de moi-même !
Toi qui ressembles tant à celle que l'on aime,
Fais que je pleure encore un peu !

 

SIXIÈME TABLEAU

 

LE CHŒUR. - Dès le retour de la nuit douce, il a pris une barque et s'en est allé bercer sa peine sur la mer.

     Donnant au gouvernail de légères pressions du coude, sans qu'il ose y mettre la main, il se dirige ainsi vers la tour qu'habite la prêtresse.

     Éros, qui justement passait, très affairé à sa ronde de nuit, l'a reconnu : et trouvant qu'il fallait hâter la fin de ces romances, il a décoché un trait de son carquois vers l'amant trop résigné.

     La flèche, vertigineusement, a traversé l'espace, et sur sa route elle affole d'amour les bolides qui se lancent à la chasse de leurs cousines les étoiles : c'est dans l'azur une orgie de déclarations étincelantes et de paraboles qui sifflent. Comme le trait accélérait sa vitesse en raison du carré des distances, il écorcha le flanc d'un globe qui se pelotait dans l'infini : une comète fut, et la malheureuse, brûlée de désir, perdant par la plaie ouverte non beau sang de lumière, se précipita à la poursuite d'un soleil.


LÉANDRE
Ô lumineuse absente, étoile de mon âme,
Regarde ! Un vent fougueux disperse dans la nuit Des tourbillonnements d'étoiles ! Flamme et flamme,
Et c'est comme un troupeau de flammes qui s'enfuit !

Encore ! Les vois-tu monter pour redescendre. Striant l'air et roulant vers un gouffre inconnu ? L'averse ! Il pleut du feu ! La lumière est en cendre,
Et s'il pleut tant, le ciel de demain sera nu !

Des étoiles ! Il pleut toujours ! Il pleut encore ! L'espace vide, après cette grêle d'enfer,
Sera comme une fleur qui ne sait plus éclore,
Tant l'ombre aura jeté d'étoiles dans la mer...

Non ! La nuit de demain sera resplendissante
Et l'éternel azur qui luira comme il luit.
Ne sait le deuil d'aucune absence. — chère absente,
Je n'avais qu'une seule étoile dans ma nuit.

 

SEPTIÈME TABLEAU

 

LE CHŒUR
Vas-y donc ! cria le dieu.

     Léandre empoigne le gouvernail et cingle vers la tour.

     Il lui semble qu'une des étoiles amoureuses s'y est accrochée en tombant, et brûle, plus ronge que les antres.

     L'étoile, comme il sied en un pays d'Orient, guide sa route ; ce n'est pourtant que la clarté d'un flambeau dans le cadre d'une haute fenêtre.

     La barque file sur les flots, comme un oiseau de mermais elle est bien lente encore, et Léandre regarde la côte accourir au-devant de lui.

     Tremblant de volonté, il a sauté dans les roches, accroché ses amarres, couru vers la muraille ; d'un œil audacieux, il en mesure la hauteur, et de pierre en pierre il fait du regard l'escalade de son bonheur.

     Qu'importe, s'il se brise dans la chute ? N'est-il point las de vivre ?

     De sa main gauche, il saisit la branche rugueuse d'un vieux lierre, et le voilà qui monte.


LÉANDRE
Mourir, t'aimer ! La double obsession des rêves, Les deux soucis, les deux espoirs, qui tour à tour Font les heures du jour si longues et si brèves,
La mort, l'amour !

La mort et toi ! Le double effort involontaire
Qui contriste la joie et console l'ennui,
Le double sacrifice et le double mystère,
Le double appui !

Tout vient de vous et tend vers vous ! L'arc et la cible !
Vous êtes tour à tour le désir et l'effroi,
Elle l'irrémissible et toi l'inaccessible,
La mort et toi !


Elle et toi ! Toutes deux si graves et si pures,
La mort et toi, les deux inexorables sœurs,
Les deux reines du temps, fécondes en tortures Comme en douceurs !

La mort et toi, les deux suprêmes fiancées,
Vous êtes toutes deux la fin de tous les vœux,
Et je vous trouve au bout de toutes les pensées. Toutes les deux !

 

HUITIÈME TABLEAU

 

LE CHŒUR. - Il atteint le bord de la fenêtre, et regarde.

     Pareille à une statue, la jeune fille est debout en robe blanche ; son bras droit pend le long de son corps et sa main semble morte ; mais son autre bras est replié et ses doigts fins présentent, vers son visage un peu baissé, une tige de lilas mort.

     Il s'enivre de la contempler, accroché aux pierres du mur, mais soudain il appelle et s'effraye de l'avoir osé ; elle aussi s'épouvante d'entendre dans la nuit son nom et cette voix.

     Elle court vers la fenêtre et les deux amants tombent dans les bras l'un de l'autre.

     Aussitôt ils échangent les paroles nécessaires.

 

ACTE III

 

L'HYMÉNÉE

 

LE CHŒUR. - Mercure, puissant à persuader, fais que l'on veuille me croire quand j'affirmerai qu'Héro et Léandre n'échangèrent que des paroles et goûtèrent la douceur d'être chastes.

     Ils étaient en vérité fort jeunes l'un et l'autre, et plusieurs parmi ceux qui m'entendent savent que l'homme ne devient exigeant qu'à l'âge où ses forces exigeraient moins, et qu'il se console de les voir diminuer en s'efforçant de n'en rien laisser perdre.

     Puis, Vénus protégeait sa prêtresse et ne voulait pas lui permettre un peu ce qu'elle s'était permis beaucoup : car les maîtresses libertines n'ont point d'indulgence pour leurs servantes, et c'était alors comme aujourd'hui, et dans le ciel aussi bien que sur la terre, puisque l'homme a fait les dieux à son image.

 

 

PREMIER TABLEAU

 

 

LE CHŒUR. - La nuit suivante Léandre vint encore, sous prétexte d'apporter à la bien-aimée les vers qu'il avait composés pour elle.

     Il est à genoux, loin, seul.

Si les prêtres apprenaient la visite, lui dit-elle, ils le tueraient, car leur race n'est point tolérante : et que me resterait-il si Léandre mourait ?

LÉANDRE
Je te lègue cet hymne où j'ai mis ton sourire,
Ô mon inaccessible amie, et ton regard :
Voici les vers où ta beauté venait s'écrire.
 

 
 



Créer un site
Créer un site