Aphrodite entendit.
Aussitôt elle suscita un songe à la mère jalouse, et celle-ci, dans son rêve, aperçut la tour et la chambre, le passé certain et l'avenir probable, car l'amant suppliait déjà.
LÉANDRE
À quoi sert de tant causer
Puisque j'aurai ton baiser,
Douce qui fais la méchante ?
À quoi sert de parler tant
Si l'on peut vivre en chantant,
Et voici l'heure où l'on chante.
Je t'apporte les chansons
Que la vie où nous passons
Donne aux passants que nous sommes;
Je viens de la part du dieu
Qui veut bien qu'on t'offre un peu
Du bonheur qu'il doit aux hommes.
Oh ! ne ferme plus tes bras,
Puisque tu les ouvriras,
Tout à l'heure, heure perdue,
Et qu'après ton abandon
Tu vas demander pardon
De t'être trop défendue.
Ne résiste plus ainsi,
Puisque tu diras merci
Quand j'aurai calmé ton ire ;
Ô ma Nymphe aux yeux ardents,
Si tu veux montrer les dents,
Que ce soit dans un sourire...
SEPTIÈME TABLEAU
LE CHŒUR. - Anaxo s'est levée : elle a vu le départ de Léandre, et durant tout le jour, elle a médité sa vengeance. Quand la bienfaisante lumière s'est fanée dans le crépuscule, la marâtre a fait porter, à l'abri des roches marines, une cuve d'airain ; elle a allumé le feu ; et rejetant sur son épaule les pans argentés de sa tunique sombre, elle lève ses poignets nus, où bruissent les cercles d'or, et les anneaux descendent vers son coude.
Puis elle crie sous le firmament.
ANAXO
— Donnez-moi le pouvoir des enchantements !
J'ai versé la farine, et le feu l'a déjà consumée. Léandre m'a faite douloureuse et plus vieille, et pour l'en punir, je brûle le laurier vert qui se dévore en pétillant. Puisse une égale flamme le ronger des talons à la nuque, épargnant sa tête pour qu'il souffre plus longtemps, et que je le voie mieux ! Je hais le jeune homme aux bras audacieux.
— Hécate, Hécate ! Les chiens aboient au loin des perspectives violettes, et je leur réponds en frappant le vase d'airain. J'ai jeté le son sur la braise, et j'ai craché en disant : « Je jette les os de Léandre ! » Hécate, Hécate, fais que le vent qui pousse les nues sur ta face disperse la cendre du son, de la farine et du laurier, et je cracherai dans le vent : « Disperse les os de Léandre, ô vent. » Donnez-moi le pouvoir des enchantements !
— Je hais celui qui ose aimer ma fille, et j'ai broyé le lézard sur les roches de la mer, pour que l'eau qu'il traverse l'empoisonne au passage. Hécate ! J'ai jeté dans les flots l'hippomane d'Arcadie qui rend les chevaux furieux, pour que les cavales marines, les cavales à crinière d'écume le déchirent de leurs blanches ruades, et rejettent sur la grève son cadavre au visage bleu. Je hais le jeune homme aux bras audacieux !
HUITIÈME TABLEAU
LE CHŒUR. - La tempête éclata : la mer gronda deux jours durant, et, ce qui parut plus grave aux fiancés, elle s'agita deux nuits entières.
Les vagues se baisaient furieusement, et leur grande voix criait : « Nous n'avons pas de temps à perdre. » Malgré le temps perdu, Héro eut le courage de ne pas monter sur la tour. Mais, puisque l'amant était si loin, elle avait bien le droit de regretter un peu l'excès de sa vertu.
La troisième nuit, la fallacieuse déesse lui murmura :
— « Ne donneras-tu point au bien-aimé la preuve que tu penses à lui ? »
Héro monta sur la tour et secoua sa torche.
Croyant qu'il ne viendra point, elle l'appelle.
HÉRO
Ami, mon bien-aimé, je t'appelle, ô Léandre !
Ma bouche a faim de toi, mes mains tremblent d'amour :
Ami, ne vois-tu pas comme c'est long d'attendre
Et comme je suis seule au sommet de la tour ?
La nuit m'était trop lourde et j'ai quitté ma couche Pour regarder les toits de la ville où tu dors :
Et je baise de l'ombre en attendant ta bouche,
Et j'embrasse de l'air en désirant ton corps !
Léandre,ô mon Léandre, entends-moi, quand j'appelle !
Ton cœur ne sent donc rien quand je t'ouvre mes bras ?
Puisque je t'aime tant et que je suis si belle,
Entends, toi que j'implore, et viens, toi qui viendras...
Mais la mer est trop vaste et le vent trop sonore, Et le cri de mes vœux n'éveille pas les tiens : Ouvre donc tes grands yeux, Léandre, et vois l'aurore
Qu'allume au bord du ciel le flambeau que je tiens.
Vois, si ta douce oreille est trop loin pour m'entendre,
Et de voir ma clarté devine ma langueur :
Entends avec tes yeux, ô Léandre, Léandre !
Si tu ne me vois pas, entends avec ton cœur !
LE CHŒUR. - Léandre se jeta dans la tempête.
Au même instant, Héro eut froid dans tout son corps ; elle s'épouvanta d'être venue, et frissonna de ce qu'elle avait dit.
Il fallait maintenant demeurer là pour indiquer la route.
NEUVIÈME TABLEAU
LE CHŒUR
Bon Léandre ! L'amante est debout sur la côte !
Nage, le vent est dur, nage, la mer est haute,
Les vagues battent tes reins froids ;
Nage ! La mer féroce en son indifférence
Sous ses bercements lourds va lasser la souffrance De tes pauvres membres en croix.
Nage, et tends vers le but ta vaillance meurtrie !
La force ne veut plus quand la volonté plie,
Et voici que la mort descend :
Elle descend du haut des lames, forte et fraîche. Et glisse sous ton corps qu'elle attire, et te lèche De baisers qui glacent le sang.
Agite tes bras gourds et défends-toi ! L'amante,
Debout sur le ciel noir, lève dans la tourmente
Sa torche aux pétillements d'or;
Un long reflet de feu tremble sur sa tunique :
Va ! C'est la désirable et c'est l'amante unique
Qui ne veut pas te perdre encor !
— Il ahane, hagard, flagellé par l'écume;
Il nage dans sa mort et goûte l'amertume
De l'ombre qui gronde alentour;
Labourant le sillon mouvant qui se dérobe,
Il darde ses regards éperdus vers la robe
Qui luit comme un phare d'amour.
LÉANDRE
Pitié, Dispensateurs ! Vénus, Reine du monde,
Je ne peux plus, la terre est loin, la mer profonde, Fais que je vive et je vivrai ;
Mais si l'ordre est fatal et s'il faut que je meure, Maîtresse, accorde-nous du moins encore une heure,
Et prends-moi quand je reviendrai.
LE CHŒUR
Il suppliait les dieux qui daignèrent l'entendre ;
La savante Vénus eut pitié de Léandre
Et n'exauça point son désir :
Car les meilleurs baisers sont ceux qu'on donne en rêve
Car l'ivresse la plus féconde et la moins brève
Est celle qu'on ne peut saisir.
DIXIÈME TABLEAU
LE CHŒUR. - Toute la nuit, la douce Héro s'est tenue sur la tour, éclairant la tempête.
Pour que le vent n'éteigne pas sa torche, la jeune fille en abrite la flamme sous le pan de son manteau : et ce triangle de laine blanche, qu'elle serre d'un poing crispé, claque sous son bras étendu, et bat dans le vent, comme l'aile d'un oiseau blessé.
Quand Léandre a peur, elle tremble ; lorsqu'il se lasse, elle sent ses bras s'alanguir ; et sous le double fardeau de la lampe et du manteau, ses doigts mourants se distendent comme les doigts du bien-aimé.
Les heures passent. L'aube monte. La flamme devient pâle.
Héro ne peut plus. Elle pleure.
Tout à coup, au creux des dernières lames, à la place même où tant de fois elle a regardé le reflet de son propre flambeau, elle voit, à travers ses larmes, une blancheur inconnue qui se montre et se cache tour à tour, et qui semble avancer vers les roches.
Le soleil paraît.
Héro terrifiée laisse tomber son flambeau, et, brusquement, passe ses deux mains sur ses yeux mouillés, pour mieux voir cette blancheur qui se balance comme un cadavre.
Elle reconnaît, comprend, jette un grand cri, et saute dans la mer.
ONZIÈME TABLEAU
LE CHŒUR. - Tout blêmes dans l'eau toute verte, que traverse l'oblique aurore, Héro et Léandre se balancent côte à côte.
Il semble que dans la mort, ils tâchent toujours à se rejoindre : leurs yeux éteints se parlent encore.
LÉANDRE
Pleure, et tends-moi tes mains défaillantes, et pleure,
Car voici l'ombre immense où tu regretteras
L'heure à la fois si douce et si cruelle, l'heure
Où tu n'as pas osé m'étreindre dans tes bras...
Près des jardins d'espoir dont la porte entr'ouverte
Nous invitait avec des sourires de fleurs,
Mon amour s'effrayait d'entrer dans l'ombre verte
Et ne s'est arrêté que pour le temps des pleurs.
LÉANDRE
À l'amant sans remords de l'amante sans blâme L'éternité des deuils n'offrira que l'oubli : Pleurons, pour mieux garder en un coin de notre âme,
Le charme douloureux du songe inaccompli.
DOUZIÈME TABLEAU
LE CHŒUR. - La divine Aphrodite, en haut de l'Olympe, écoute leur misère, et sourit.
APHRODITE
Bercez-vous sur le lit des vagues, baisez-vous.
Et baignez dans la paix votre âme inassouvie...
Les fiancés sont plus heureux que les époux.
Et l'amour doit craindre la vie.
Vous n'avez respiré que la fleur du désir,
Enfants, et vous mourez avant qu'elle ne meure, Ignorant ce qu'on souffre à vouloir ressaisir
Le parfum de la première heure.
Vous avez cru que l'aube eût duré tout le jour,
Et j'ai pris en pitié votre douce ignorance.
Pour ne donner qu'à vous le plus pur de l'amour,
Le désespoir et l'espérance.
LE CHŒUR. - Dans un coin, le dieu Mars, appuyé sur sa loyale épée, riait d'un air bête.
FIN