THÉÂTRE D'OMBRES ET DE SILHOUETTES

LA MAMAN. - Vous avez raison, ma fille, mais vous ne dites rien de la générosité de cette femme, qui se défait de la plus belle de ses poules, pour régaler un de ses voisins : ne voyez-vous pas en cela un trait de désintéressement que l'on ne trouve que dans la classe inférieure du peuple ? Cette poule fait peut-être un quart de la fortune de cette pauvre femme : eh bien ! Elle la sacrifie au plaisir qu'elle a de bien traiter un homme qui n'aura peut-être jamais le moyen de lui rendre la pareille. Dans la société des gens riches, au contraire, il ne se donne pas un dîner, qu'on ne calcule d'avance le nombre d'invitations qu'il produira ; et s'il est une maison qui manque d'exactitude à cet égard, elle est effacée à jamais de la liste des conviés. Il n'en est pas ainsi parmi les gens du peuple, et surtout parmi les villageois. S'agit-il de fêter un parent, un voisin même, ils n'examinent pas s'ils seront fêtés à leur tour ; ils ne voient que le moment présent et s'empressent de donner ce qu'ils ont de meilleur ; ils imitent enfin cette pauvre femme, qui a tué la plus belle volaille de sa basse-cour, et qui, comme vous le voyez dans la gravure suivante, fait traire les vaches, qu'elle tient à loyer, pour lui servir du laid chaud et de la crème.

HENRI. - Mais si elle avait tué sa poule exprès pour cet homme-là, comme vous le dites, nous l'aurions entendu crier, puisque le poulailler est au-dessus de l'échelle.

CHARLES. - Aussi a-t-elle crié : je l'ai bien entendue, moi.

LA MAMAN. - Allons, voilà encore mes deux petits lourdauds : on leur a dit que ce n'était qu'une fiction, une imitation très adroite, à la vérité, de la nature ; et les voilà qui prennent une ombre pour la réalité.

LA MAMAN. - Mes enfants, j'ai promis aujourd'hui de vous mener à la promenade, allez tous vous préparer : je suis sûre d'avance que vous vous amuserez beaucoup en faisant le tour des boulevards.

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DIALOGUE XIV

ET DERNIER

Gobemouche


LA MAMAN. - Comme nous avons commencé nos entretiens par l'histoire de monsieur Polichinelle, il est bien jusque que nous les terminions en disant encore un mot de ce célèbre personnage. Voyons, Charles, qu'apercevez-vous dans cette figure ?

CHARLES. - Je vois, maman, Polichinelle enlevé par le diable.

HENRI. - Oh mon Dieu ! Oui, c'est bien lui, et voilà Gobemouche qui le défend, en mordant les jambes du démon.

SOPHIE. - C'est un chien bien appris, que ce Gobemouche ; il porte du secours à son maître avec un zèle et une ardeur incroyables, lorsqu'il le voit en danger ; mais je ne reviens guère de son acharnement contre une espèce de mannequin privé de sentiment.

LA MAMAN. - Ce n'est sans doute qu'après beaucoup de soins et de peines qu'on est parvenu à faire prendre à ce chien de l'aversion pour la forme de ce diable, contre lequel on l'a agacé longtemps.

HENRI. - Mais quel est donc ce démon qui veut emporter Polichinelle ? Ce n'est sûrement pas celui dont on menace les enfants qui ne sont pas sages, et qui n'ont pas de religion : ce n'est pas, à coup sûr, le démon de l'enfer.

LA MAMAN. - Oh non, celui des Marionnettes est un diable pour rire ; c'est le Lucifer de la fable ; et ce prétendu esprit malin ne fait de mal à personne : il n'en fait pas même à Polichinelle qui est de bois, et qui ne sent rien.

CHARLES. - Mais puisqu'aux Marionnettes les acteurs ne sont pas des personnes naturelles, Gobemouche est de bois comme les autres ?

SOPHIE. - Ah ! Mon frère, tu veux rire, je pense : quelque fidèle que soit le jeu des Marionnettes, quelqu'illusion qu'il fasse aux spectateurs, les gestes de ces mannequins sont encore bien éloignés de ceux de la nature, et il n'y a que les petits enfants qui puissent s'y laisser tromper.

HENRI. - Ma foi, Polichinelle, après que le diable est terrassé, enfourche son fidèle Gobemouche avec tant d'adresse, ils se tient si bien à cru sur son dos, que le meilleur cavalier ne pourrait faire mieux.

LA MAMAN. - Vous avez raison, mon fils ; mais aussi monsieur Polichinelle est celui dont on a le mieux soigné les mouvements : c'est un prodige dans son genre : c'est le phénix des pantins.

CHARLES. - J'ai oublié de vous demander, maman, pourquoi on donne à Polichinelle une voix si rauque et si enrouée.

LA MAMAN. C'est que ce coryphée des automates ne haïssait probablement pas le jus de la treille, ainsi qu'il est aisé de le voir à sa figure bourgeonnée, aux morilles dont son nez d'escarmouche est couvert ; et que quand les hommes sont adonnés à la passion du vin, ils ont de qu'on appelle une vois de rogomme ; mais malgré ce grand défaut, monsieur Polichinelle n'en est pas moins le héros des mascarades et des danses de caractères. Nous ne taririons pas sur ses louanges, si nous ne voulions parler des fêtes et des parties de plaisir dont il fait les honneurs. Au surplus, si vous avez vu plus haut que Polichinelle avait l'esprit querelleur sur le théâtre, nous lui devons tous la justice de déclarer ici, qu'il vit, hors de la scène, dans la meilleure intelligence avec ses camarades, et qu'on peut faire appel à tous les personnages que nous avons vus, l'application de ce que dit Le Sagen dans la pièce des Écriteaux :
Les acteurs y sont de niveau,
Aucun d'eux ne s'en fait accroire ;
Les mâles au porte-manteau,
Et les femelles dans l'armoire.
Isabelle, sous le verrou,
Laisse Colombine tranquille ;
Et Polichinelle à son clou
Ne cabale pas contre Gilles.


FIN DU TOME SECOND ET DERNIER

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